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Ce qui passe entre les nuages

Covid19 coronavirus BrésilCovid19 coronavirus Brésil
Aliaksei Skreidzeleu (Stocklib)
Écrit par Lepetitjournal Rio de Janeiro
Publié le 28 mars 2021, mis à jour le 28 mars 2021

En jetant à la mer un appel à témoignages sur la vie au Brésil au temps de la pandémie, nous avons reçu ce texte, presque une poésie en prose qui résume beaucoup de nos sentiments du moment, un paquet-cadeau de mots rapporté par les vagues.

Une des horreurs de la pandémie est que les morts échappent à nos bras, ils meurent seuls, entubés, sans air, sans affection, sans nos regards.
Les familles restent à la porte des hôpitaux, aperçoivent une mère, un frère, un enfant à travers une vitre, une opacité, et puis plus rien, sans contact sinon le celular qui maintient un moment l’écho d’une voix, quelques mots égrenés. Certains reviennent, d’autres jamais, ils étouffent et se noient dans une solitude peuplée de détresse. On comprend le protocole médical mais cette pandémie virtualise la mort, l’escamote. On ne peut plus vivre sa mort. On ne peut plus vivre leur mort, on a l’impression qu’ils sont comme ceux qui disparaissent sans laisser d’adresse, qui vont revenir, peut-être, un soir. Quant aux obsèques, elles se réduisent à la réunion d’un groupe de masques pour tout rite. On ne peut plus danser avec la mort, elle est mesquine, louche, masquée, hypocrite, menteuse, elle est comme notre époque. On a les danses macabres qu’on mérite, la nôtre serait comptable, statistique, au rabais, s’il n’y avait le dévouement et l’humanité du personnel hospitalier dans une confrontation de tous les jours, une épopée morne et obstinée, sans trompettes, jusqu’au bout de la lassitude. La mort a rangé sa faux et son lyrisme, elle s’est mise au goût du jour, s’est adaptée, elle vient à pas discrets, vous coupe le sifflet, panne d’air, et met le feu aux poumons. Ce n’est pas une mort dans le fracas des bombes, dans une chute aérienne, mais une mort sournoise, vicieuse, échappée sans contrôle d’un logiciel infernal. Une noyade générale. Elle évacue le tragique pour se rendre invisible, elle est émouvante comme un jeu électronique, juste un peu plus sordide quand les gens meurent à la porte des hôpitaux comme des vagabonds.

Un sentiment de révolte se dépose dans le lit des jours.

Ce qui manque c’est le silence et son hébétude, un trou de silence, pour enfouir les regrets, le bruit froisse notre douleur, laisse sans repos nos remords. Il faudrait faire un silence plus grand que la mort pour faire retentir l’insupportable des traîtrises de ce virus, pour accuser cet effondrement monstrueux que la mort creuse dans notre société et que nous avons du mal à entendre. Oui, il y a des précédents, des pires encore, plus spectaculaires, de pestes en choléras, et ces contaminations qui ont traversé l’Atlantique et fait disparaître des peuples, mais cela console-t-il ? Cela conforte tout au plus ceux qui veulent sacrifier des vies humaines à des ambitions maudites qu’ils font passer sur le compte de la fatalité.
La pandémie trouble nos routines pour nous enfermer dans une autre. Elle est un révélateur et un amplificateur de notre solidarité, de nos égoïsmes, de notre hypocrisie. Elle est un accélérateur des inégalités. Elle est un symptôme du corps malade de nos sociétés, d’un environnement qui souffre, maltraité, d’une démocratie qui se porte mal, qui n’arrive plus à produire ses anticorps. On a dû dire ça à d’autres époques, pour justifier le châtiment, et accabler chacun du poids de la faute. Comme si c’était un crime de vivre.
La pandémie veut nous replier sur nous-mêmes, nous réduire à chuchoter, nous faire frémir, nous cacher, mais, s’ils sont absents, on n’en pense que plus aux autres, aux amis, aux parents, aux inconnus, aux autres pays et à ceux qui n’ont pas de pays. Cela nous relie. Ils sont plus proches que jamais. Et un sentiment de révolte se dépose dans le lit des jours.
Elle a de bons côtés d’ailleurs la pandémie, elle nous dispense de voir certains, ennuyeux comme les journaux des écrivains autocomplaisants, navrants comme les charlatans de l’autoajuda.  On retrouve le silence des étoiles. On croit qu’on a plus de temps, mais les jours, parce que plus monotones, s’effacent encore plus vite et s’éloigne le resurgissement du cri. Elle permet de faire le départ entre l’essentiel et le reste. Quand on vit avec la femme qu’on aime, l’isolement est une bien douce souffrance. Il n’empêche que l’on a besoin de respirer. Voyager autour de sa chambre, c’est bien, pour explorer la face cachée et les recoins de la sérénité, mais faire un marathon autour de sa chambre c’est plus compliqué, même si l’on a une grande chambre. On a besoin de marcher, de courir, de contempler l’horizon, de sortir de soi et de s’étonner de la couleur changeante de la mer et des saisons, d’alimenter sa curiosité. On a besoin de nature et les parcs sont cadenassés.

Nous sommes à la croisée des impasses.

On ne peut plus voir d’expositions, on ne peut plus aller au théâtre, au cinéma, flâner dans la ville, on ne peut plus humer l’air sans masque sur le nez comme un rabat-joie. Il faut se saluer avec distance, s’éviter, l’autre est l’ennemi, ne pas prendre les petits-enfants sur son cœur, ils sont derrière un écran, comme des ombres et nous sommes dans les cavernes. Ces nouvelles mœurs deviennent presque une habitude, se communiquent comme si on était entré dans une autre époque. On ne s’ennuie pas pour autant. Mais privé d’espace on est renvoyé à l’espace privé, on est bouclé, bouche cousue, on peut taper sur ses casseroles, guerre de tranchées ménagère, mais l’espace public est une peau de chagrin. On assiste à une répétition de l’interdiction du droit de circuler et de manifester, de l’assignation à résidence pour tous. Ah, mais il y a les réseaux, les interconnexions ! on y est assaillis au tournant, volés en deux clics, on y est attaqués par des automates et des fantômes, les virus y circulent à toute vitesse, comme les rumeurs, les dénonciations sans visage, l’intolérance qui viralise et différentes formes de terrorisme qui, lui aussi, porte un masque.
Est-ce ce monde que préfigure cette pandémie ou va-t-elle nous l’éviter ? Un monde bâillonné, étouffé, dont le cri de guerre est celui des légions franquistes : « Vive la mort !». Mort à tous et à tout, mort à la vie, mort à la culture, à l’art, mort à la mer et aux rivières, mort à la forêt - Manaus capitale de l’Amazonie a manqué d’oxygène.
Veut-on parler de mal nécessaire, de régénération ? C’est un retour du passé qui menace, autoritaire et brutal. La raison sommeille et les monstres font irruption comme dans les cauchemars de Goya. Des fous gouvernent, ils sont ennemis du peuple, d’un peuple qui les a élus et croit en eux, ne parlent-ils pas au nom de dieu ! On en arrive, cédant à quelque démon, à se combattre soi-même, en proie par l’effet de quelque fièvre, d’émanations toxiques, à une agitation auto-immune.
 On manque d’air de toutes parts. Nous sommes à la croisée des impasses. Les arbres brûlent avec leur mémoire. Les poumons verts se dessèchent. Le confinement citoyen, participatif, solidaire et vigilant est-il trop triste, trop austère ?  Des fêtes sauvages éclatent, elles ne réveillent aucune espérance, c’est un buisson qui s’enflamme pour lutter contre sa propre peur, c’est plus facile de nier ce qui inquiète que de l’affronter.
La nuit est une peur dispersée, où les ombres recherchent des signes qui rassurent ou des souvenirs du pays des vivants, elles veulent s’entendre respirer, enfreignant quelque limite. Il y a quelque chose de suspect dans la nuit, dans la vie, que répercute l’angoisse. Quand la nuit furtive est rendue à la nuit, un instant de plénitude se glisse entre les nuages.

Gérard, Rio de Janeiro

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