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RETROSPECTIVE JR - A Survey Exhibition

 

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Jusqu'au 12 avril, la fondation HOCA consacre une rétrospective à l'artiste français JR.

"Du papier et de la colle, aussi simple que ça"

JR occupe le territoire par l'image, celle d'un portrait en noir et blanc dont la simplicité vient contrarier les codes aguicheurs de la publicité qui sature notre environnement visuel. Jouant avec le vandalisme et la tradition du collage, il utilise la puissance d'affichage pour interpeller la société, cherchant à débusquer ce qui se cache de l'autre côté de la photographie, une différence, une histoire trop souvent étouffée par la force d'endoctrinement de l'image de propagande. Il s'interroge, nous interroge, pour mieux nous engager, posant la question de l'acte de regarder - soi, l'autre - et de représenter. 

Caché derrière ses lunettes noires, le photographe reste dans l'ombre pour mieux exposer le regard des autres. Son anonymat sert son projet : révéler l'homme ordinaire pour démystifier la vision unilatérale des médias, rendre au sujet photographié les droits sur son histoire.

"Mon expo à moi, c'est la rue"

Il faut remonter à l'obscurité de ses années d'adolescence, celle des souterrains et de la nuit, pour comprendre d'où lui vient le goût de mettre les autres sous les feux de la rampe. Tagueur en herbe, JR balade alors sa bombe des tunnels du métro aux toits de Paris, laissant son empreinte - deux initiales devenues depuis bien plus qu'une signature - sur les murs de la capitale. Se «servant de la ville comme d'une toile», il y appose son cachet, une trace qui révèle son désir d'exister dans la mémoire de la métropole: «j'étais là» semble-t-il nous dire. C'est lors d'une de ses descentes dans le métro que le destin entre en scène. JR trouve un appareil photo qui va donner à ses expéditions nocturnes un sens nouveau. Pas très doué pour le graffiti, il se prend au jeu de documenter les excursions de sa bande de graffeurs puis de photocopier les images en noir et blanc sur des feuilles A4 pour les coller sur les murs de la ville. Il encadre les clichés d'un trait de couleur pour les différencier de la publicité qui inonde le paysage urbain, le tag rappelant qu'il s'agit avant tout d'un acte d'affichage sauvage. Quand les images disparaissent, le cadre reste, comme une éraflure inscrite sur la face de l'espace public. Ces «expo2rue» voyagent de Paris à Londres, au gré de ses pérégrinations. "La ville est la meilleure galerie que je pouvais imaginer", rappelle-t-il, un contexte d'exposition grandeur nature où il se confronte directement au public sans passer par le filtre de l'institution. 

Portraits d'une génération

En 2004, ses pas le mènent aux Bosquets, quartier délabré de Montfermeil, où les ados dés?uvrés le persuadent de les photographier alors qu'il est occupé à coller ses photos. Ils prennent la pose, plus par dérision que par conviction, contents de jouer avec la caméra. Quand JR découvre les clichés, les mimiques surjouées de caïd, le sourire franc ou le regard acerbe, il décide de rendre ces portraits à leurs acteurs en allant les coller sur les murs dénudés des barres HLM qu'ils habitent. Pour la première fois les images sont tirées sur un format monumental et l'affichage - illégal - devient vite une activité collective. Les jeunes s'approprient l'initiative, motivés à l'idée de voir leurs visages exhibés et portés par l'affront aux autorités. L'enthousiasme est tel que la municipalité n'ose s'en mêler. L'?il provocateur de Ladj Ly qui braque sa caméra sur le regardeur suffit à la décourager. 

Un an plus tard l'histoire rattrape le jeu. Novembre 2005. Montfermeil s'embrase et la France regarde dans son salon les policiers en découdre avec ces jeunes des cités. Illuminé par les carcasses des voitures en feu, le portrait de Ladj Ly, toujours là, prend un sens nouveau. Il dévisage le monde qui le regarde, pointant sur les médias qui s'amassent à ses pieds l'arme par laquelle circule l'image incendiaire de cette jeunesse en colère. Le spectateur est pris à parti, intimé de regarder au-delà des représentations sociales codifiées, de confronter ses propres mythes et ceux des autres. JR retourne aux Bosquets. Avec son 28 millimètres, il ne peut être qu'à quelques centimètres de ceux que tout le monde redoute, si près qu'il sent leur souffle. Mais la confiance est là. A nouveau, les jeunes se laissent prendre au jeu de la photographie, mais cette fois-ci pour reprendre le contrôle de leur image. Cassant les codes des clichés volés par les médias, ils prennent en main leur représentation, figurant des visages effrayants, comme une caricature d'eux-mêmes, ou des grimaces grotesques pour renverser par l'humour l'image formatée par les médias. Chaque portrait est accompagné d'un prénom et d'une adresse afin que ces visages soient avant tout celui d'une identité, d'une histoire à raconter. Ils sont collés dans les rues de Paris: la banlieue s'infiltre derrière les remparts des quartiers bourgeois pour initier un dialogue entre le regardeur et le regardé. 

Face2Face

Poursuivant son investigation du pouvoir de distorsion des médias, JR se rend au Proche-Orient pour aller à la rencontre de ceux qui vivent dans le tumulte du conflit israélo-palestinien. Des deux côtés du mur de séparation, la peur de l'autre nourrit la représentation que chacun se fait de cet alter-ego qu'il connaît mal. Ils se voient tels que les médias les dépeignent, terroristes pour les uns, persécuteurs pour les autres, ignorant les craintes et les aspirations - pourtant si proches des leurs - de ceux qu'ils croient si différents. Frappé par la contiguïté de ces deux peuples qu'il décrit comme «des frères jumeaux élevés dans des familles différentes», JR met le doigt sur leurs similitudes. Des deux côtés du mur, il photographie des gens ordinaires qui font le même métier - chauffeurs de taxi, instituteurs, hommes de foi - collant leurs portraits côte à côte pour mieux faire surgir les ressemblances. JR brouille les cartes pour mettre le spectateur face à ses idées reçues. Chacun des figurants compose un visage comme signe de son engagement dans le projet. Les grimaces et les sourires contorsionnés de ces hommes et femmes qui ont accepté de jouer le jeu du même portent un message: faire rire et rire de soi afin de militer pour le vivre ensemble. Le spectateur est pris à parti: l'ennemi est devant lui. Mais qui est qui? Tous pensent pouvoir reconnaître le frère mais la plupart se trompe. La question n'est plus là et l'évidence s'impose: l'autre est le même. La désinvolture de ces visages heureux laisse entrevoir que le renversement du mur de la haine est peut être à la portée de tous.

Women are Heroes

Convaincu par la force de changement de l'art descendu dans la rue, JR emporte son appareil photo là où les musées n'existent pas, guidé par l'actualité des médias. Women are heroes rend hommage aux femmes, à la fois premières victimes des peuples qui souffrent et c?urs inébranlables. Du Brésil au Kenya, du Liberia à l'Inde, il écoute leurs histoires, leurs silences, cherchant à donner un visage à ces piliers de l'ombre, celles sans qui la communauté ne survivrait pas, gardiennes de ses rêves et de ses espérances. Discriminées en temps de paix et persécutées en temps de guerre, elles sont ici élevées au statut de héros, leur visage collé sur les murs des communautés qui trop souvent les asservissent. Ironie du sort : les portraits sont affichés par des hommes, geste symbolique qui sonne comme un aveu et un acte de révérence. D'une ville à l'autre, JR capte les regards, fenêtres sur l'âme et vecteurs de communication par excellence. Tous racontent une histoire mais d'un acte de résilience à l'autre c'est un seul et même message qui résonne, celui de vouloir exister par delà les stéréotypes. 

A Rio, dans la favela Morro da Providencia, un drame de trop fait couler des larmes amères. Un banal contrôle de papiers vire à la vengeance: trois jeunes de la favela sont livrés par la police au gang ennemi qui en profite pour régler ses comptes. Le triple meurtre fait la Une des médias et le monde laisse Morro da Providencia à sa violence. Quand JR passe le pas de la favela, les hommes restent sur le qui-vive. Ce sont les femmes qui lui ouvrent leur porte, la mère, la grand-mère, l'amie des jeunes disparus. Elles ont une histoire à raconter, celle d'un c?ur qui saigne et rêve d'un lendemain heureux. JR les photographie et colle leurs yeux sur les murs des baraques. «Caramba, les yeux de la colline sont ouverts», s'écrit l'une de ces femmes dans la vidéo qui documente le projet. Le bidonville regarde le monde pour qu'il le regarde en retour, non plus comme une zone de non-droit où règnent les armes, la drogue et les gang lords, mais comme un enchevêtrement d'histoires. Le vrai visage de la communauté, sa pluralité, s'offre au regard de ceux qui n'osent s'aventurer sur son sol, lézardant les murs de la violence pour livrer une autre histoire, celle d'une identité qui survit à la sauvagerie du quotidien et existe en dépit d'elle. 

Dans le bidonville de Kibera (Kenya), l'un des plus grands d'Afrique, le regard des femmes atteintes du sida ornent les wagons du train qui traverse cet immense village précaire matin et soir. Au pied des rails, leurs sourires. Quand le train entre en gare, les yeux retrouvent leur bouche, pour la plus grande joie des habitants. Ces femmes isolées par la maladie, oubliées de leurs familles, vivent dans les ténèbres de la honte et de l'amnésie collective. Elles sont ici projetées sur le devant de la scène pour crier leur énergie de vie malgré le drame. Les yeux rieurs sont un affront à ceux qui veulent les faire taire. Les visages sont également imprimés sur des bâches qui protègent les cahutes des pluies torrentielles. «Maintenant Dieu peut me voir», dit l'une d'elles. Quand le train repart, bondé d'hommes partis travailler en ville, le regard de ces femmes l'accompagne, témoin et messager de ces histoires que le monde n'entend pas. 

Car si ces femmes livrent leur c?ur par le biais de la photographie, c'est avant tout pour que leur existence voyage. JR leur en a fait la promesse. Leurs yeux s'affichent sur les ponts de Paris ou sur un porte-conteneur qui navigue du Havre à la Malaisie, là où elles ne pourront sans doute jamais se rendre. Par le biais de leur regard qu'elles nous offrent, circulent leurs rêves d'un avenir meilleur.

Wrinkles of the City : si la ville m'était contée

De projet en projet, les photographies de JR sont indissociables des murs qui les accueillent. Avec Wrinkles of the City, la complicité des portraits et de leur cadre d'exposition est renforcée pour raconter l'histoire de villes en plein remodelage. JR photographie des personnes âgées rencontrées à Carthagène, Los Angeles, La Havane et Shanghai pour mettre en résonance la mémoire des villes et de ceux qui les ont vu changer. Les rides des uns et des autres dessinent une cartographie du souvenir, comme les murs de la ville portent les marques du temps qui passe. Ces visages parcheminés, mémoire vivante d'une vie écoulée dans la joie et dans la peine, sont aussi les gardiens de l'archéologie de la cité qu'ils habitent. A La Havane, JR collabore avec le peintre Jose Parla qui dessine sur les murs, autour des visages collés, des arabesques colorées, une calligraphie qui transcrit la remembrance des personnes photographiées. Si les murs pouvaient parler, ils auraient aussi leur histoire à raconter. Parfois ils se livrent d'eux-mêmes, offrant les sillons de leurs façades à la contemplation comme autant de traces des changements économiques, sociaux et culturels. 

Unframed

Avec Unframed, JR s'approprie des photographies d'archives trouvées chez des particuliers ou dans les bibliothèques de la ville. Pour la première fois, ce ne sont plus ses photographies qu'il colle mais celles prises par d'autres. En les montrant à nouveau, agrandies, affichées en pleine rue, il pose la question du contexte d'exposition de l'image et de son sens. La recontextualisation - nouvelle époque, nouveau site - permet de tisser des liens d'un temps à l'autre, d'une communauté à l'autre, d'un lieu à l'autre, qui libèrent la force sociale de l'image. Ainsi la photographie de grévistes brandissant une pancarte clamant "I am a man" prise par Ernest Withers à Memphis en 1968 et collée en 2012 sur les murs de Washington DC - où les tensions raciales fragilisent l'équilibre social - conserve sa force critique. Le contexte a changé mais le message garde toute sa pertinence. Si l'acte d'appropriation n'est pas nouveau, la monumentalité du collage l'est. Elle pousse le spectateur hors de ses retranchements, usant de la réalité d'un autre pour poser la question du « ici et maintenant ». 

Avec Ghost of Ellis Island, JR investit l'hôpital abandonné de Ellis Island. Sur les murs du bâtiment désaffecté il redonne vie aux patients, collant des images des migrants récupérées dans les archives. Ceux-ci portent leurs plus beaux vêtements, laissant derrière eux les oripeaux d'une vie pauvre au nom du rêve américain. Ces hommes en quête d'un ailleurs nous renvoient à ceux d'aujourd'hui qui, aux quatre coins du monde, tentent le même voyage. 

Inside Out: l'art et l'activisme à la portée de tous

Quand JR reçoit le TED prize en 2011, il se demande si l'art peut changer le monde. Sa réponse est un projet participatif global qui met, à la disposition de tous, la possibilité de s'approprier l'espace public pour défendre une cause individuelle ou une action communautaire. Que ce soit dans des camions Photomaton qui arpentent le monde ou dans son atelier (via le site http://www.insideoutproject.net/fr), JR propose d'imprimer en noir et blanc - sur fond pixelisé, sa signature -  un portrait monumental qui raconte une histoire, celle du sujet photographié devenu à la fois acteur et auteur. L'artiste n'est plus qu'un imprimeur, laissant le sujet raconter lui-même son histoire. A la manière des daobazi chinois, ces murs sur lesquels vient s'exprimer le peuple, l'espace urbain contemporain est réinvesti de messages personnels. La force de l'image n'est plus dans l'image en soi mais dans son partage, sa circulation. Elle devient l'objet d'une interaction sociale et le signe d'une réappropriation de l'espace public. 

Si JR s'inscrit dans une histoire de la photographie documentaire, en plaçant ses images dans l'espace public, il engendre une nouvelle forme de dialogue qui appelle à la participation de la communauté, à la fois comme émetteur et comme receveur. Où est l'oeuvre? Qui est l'artiste? Ce qui compte n'est pas tant qui prend la photo mais ce que l'on en fait et ce qu'on veut lui faire dire. 

Laure Phelip (www.lepetitjournal.com/hongkong/) jeudi 9 avril 2015

Infos pratiques :

JR / A Survey Exhibition
HOCA
3F, The Ocean, 28 Beach Road, Repulse Bay.
Mercredi-samedi: 3pm-10pm
15 mars au 12 avril
Cabine Photomaton à disposition des visiteurs. Entrée gratuite.

Ghosts of Ellis Island. An Unframed Project, Short Preview
Galerie Perrotin
17F, 50 Connaught Road, Central
12 mars au 25 avril
 
 
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