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Gangs du Bronx : Jean Pierre Laffont et les Savage Skulls

Gang du Bronx Gang du Bronx
Écrit par Nicolas Cauchy
Publié le 30 janvier 2023, mis à jour le 1 février 2023

Alors que 2023 marque le 50e anniversaire du mouvement culturel le plus puissant de notre génération, le hip-hop, FOTOGRAFISKA, le Musée de la Photographie de New York propose "Hip Hop : Conscious, Unconscious", une nouvelle exposition qui retrace les origines du hip-hop - qui a débuté dans le Bronx en 1973, en tant que mouvement social par et pour la communauté locale des Américains d'origine africaine, latino et caribéenne - jusqu'au phénomène mondial qu'il est devenu 50 ans plus tard. 

L'exposition a ouvert ses portes cette semaine et restera ouverte jusqu'en mai 2023, avant de voyager à Stockholm et Berlin.

Les Savage Skulls de Jean Pierre Laffont

"A l'été 1972, le nom de ce gang fait plusieurs fois la une des journaux new-yorkais. Leurs règlements de comptes avec les vendeurs de drogue sont redoutables. On repère très facilement les membres du gang dans Fox Street, une des rues principales du Bronx, mais encore faut-il pouvoir les approcher.

Savage Skulls

 

Pour un premier contact, ne voulant pas y aller seul, un ami cameraman m’accompagne. Sans descendre de notre voiture, nous arrivons à parler facilement avec quelques membres du gang. Deux ou trois d'entre eux s'approchent. En fait, ils ont beaucoup de questions à nous poser, ils veulent savoir qui nous sommes, ce que nous voulons faire, d'où nous venons, où vont être diffusées nos images, si nous travaillons en noir et blanc ou en couleur... Et quand nous leur assurons ne pas être des journalistes de la presse écrite, ils nous disent de les suivre et nous présentent à une vingtaine de jeunes.

 

Savage Skulls

 

Ils doivent avoir entre treize et vingt ans. La plupart d'entre eux sont des gamins d'origine portoricaine et parlent plus l'espagnol entre eux que l'anglais. Ils nous disent tout de go qu'ils ne veulent pas que nous leur posions de questions sur leur vie et le gang, mais que nous pouvons les filmer et les photographier.

 

Savage Skulls

 

J’y retourne seul le lendemain avec un appareil photo et ils m’accueillent comme un vieil ami. Ils m'indiquent où je peux garer ma voiture en toute sécurité, et je les suis. Ils traînent de bloc en bloc et s'arrêtent pour parler à la police. De temps en temps, ils rencontrent les membres d'un autre gang et je les vois s'échanger un pistolet en pleine lumière, sans se préoccuper des témoins éventuels.

 

Savage Skulls

 

Ils adorent marcher en ligne, côte à côte, occupant toute la largeur du trottoir car c'est en groupe qu'ils se sentent forts. Leur uniforme est un gros blouson de toile, parfois en cuir, sur lequel sont cousues des bandes avec le nom Savage Skulls en grosses lettres.

 

Savage Skulls

 

Le Bronx est le quartier de New York à la plus forte densité, et ils en sont les enfants terribles. Ces gangs ont cependant des règles et des zones bien délimitées. Ils ne se considèrent pas comme des citoyens comme les autres, ils ont leurs propres lois, qu'ils respectent et font respecter. Leur chef, auquel ils obéissent strictement, est choisi par le groupe. Leur but est de se défendre contre les flics. Les trafiquants et les vendeurs de drogue sont interdits dans la zone qu'ils contrôlent.

 

Savage Skulls

 

J'apprends que leur chef vient de sortir de l'hôpital après avoir été blessé par balle dans l'abdomen. Son adjoint a eu moins de chance et il est mort.

Je continue de prendre mes photos, sans poser aucune question quant aux circonstances de ces accidents. De toute façon, personne ne violerait la loi du silence. Il est évident que ce qui se passe hors de leur univers ne les intéresse pas du tout, et bien qu'ils vivent à quinze minutes du centre de la plus grande ville du monde, ils ne font aucun effort pour s'insérer au sein d’une société qui les ignore ou les rejette. C'est pour se protéger qu'ils vivent en gang. 

 

Savage Skulls

 

Le quartier leur appartient vraiment, les graffitis sont partout, leur nom « Savage Skulls » est taggé sur les portes, les murs, les poubelles, les garages, les cabines téléphoniques. Je remarque qu'ils manifestent beaucoup d'affection les uns envers les autres, des couples s'embrassent et se tiennent par la main. Ils passent la majeure partie de leur temps assis sur des poubelles au pied des immeubles où vivent leurs familles. Leurs mères sont sur le pas de la porte et rient en les regardant se chamailler. Ils jouent avec les bébés. La moindre plaisanterie peut effaroucher leurs susceptibilités et tout est prétexte à des petites bagarres et à faire semblant de se battre et se servir de leurs couteaux ou bâtons. De fait, ils forment une grande famille très unie.

 

Savage Skulls

 

Les vastes esplanades vides de ce quartier ont pour la plupart un panneau de basket et sont entourées de hautes clôtures grillagées qu'ils passent leur temps à escalader, en se poursuivant sans motif, comme dans un ballet. Je les photographie en pensant au film West Side Story.

Ils me proposent de voir leur club qui est dans la cave d'un immeuble. Il y fait très sombre. Deux ou trois petites lampes avec des ampoules de couleur éclairent les murs où sont accrochés, pêle-mêle, des affiches de films, des portraits de sportifs, des posters de filles et des groupes de musique. La musique est à fond mais ils ne dansent pas. C'est un endroit où ils parlent sans fin de leurs projets, de sorties, de rencontres, ils boivent bière sur bière et exhibent leurs couteaux, poings américains, menottes, etc.

Au moment de les quitter, j'ai droit à des accolades. Ils me disent : « Reviens quand tu veux », et je sens qu'ils le pensent sincèrement.

Le gang des Savage Skulls n’est évidemment pas le seul gang du Bronx à cette époque-là. Il y a les Dirty Dozen, les Seven Immortals, les Savage Nomades et bien d'autres, mais je me suis attaché à ce groupe et je ne cherche pas à en rencontrer d'autre. Ces gangs ont déclaré la guerre aux vendeurs de drogue et n'hésitent pas à employer la manière forte pour s'en débarrasser. La police retrouve, morts sur les trottoirs, généralement précipités dans le vide depuis les terrasses, ces vendeurs que les gangs refusent de voir dans leur quartier.

 

Savage Skulls

 

J'éprouve de l'admiration pour ces jeunes démunis qui ont trouvé un moyen de s'affirmer et d'affronter les misères qui les entourent."

Jean Pierre Laffont. 

Jean Pierre Laffont

Il est diplômé de l’Ecole des Arts et Métiers de Vevey, en Suisse. Arrivé aux Etats Unis en 1964, il est membre fondateur des agences Gamma USA (1969) et de Sygma Photo News (1973). Pendant cinquante ans, il a parcouru le globe pour les plus grands magazines et publié six livres. Son travail est récompensé par de nombreux prix prestigieux, notamment le Madeline Dane Ross Award de l’Overseas Press Club of America, le World Press Photo General Picture Award de l’Université de Missouri, le World Understanding Award et le premier prix du New York Newspaper Guild. En 1996, Il a une rétrospective de son travail à Visa Pour l’Image et il y est nommé Chevalier des Arts et des Lettres. En 2015 la Maison Européenne de la Photographie à Paris a montré son exposition rétrospective de son travail aux Etats-Unis « Tumultueuse Amérique » qui depuis voyage dans de nombreuses villes en France, Russie, Chine, Italie et Etats-Unis. En 2016 Jean Pierre est nommè International Photographer of the Year of the Pingyao Photo Festival, Chine. En 2020 il reçoit le Visa D’Or Award du Figaro Magazine pour l’ensemble de sa carrière professionnelle. En 2021 il reçoit le Lucie Award for Achievement in Photojournalism.

Jean-Pierre Laffont vit actuellement à New York avec sa femme Eliane.

Monographies:

1976 / CB Bible, The Complete Guide to Citizens Band (Doubleday)

1981 / Women of Iron, The World of Female Bodybuilders (Playboy) 

2008 / Jean-Pierre Laffont Foreign Correspondent (Editions C.D.P/France)

2014 / Le Paradis d'un Photographe: Tumultueuse Amérique 1960-1990 (Glitterati)

2017 / New York City Up and Down (Glitterati)

2019 / Cartes Postales d’Amérique (Éditions de La Martinière) 

2021/ New York Noir JP Laffont (Peanut Press)

Le site de l'auteur et son Instagram