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Sandra Muller : "Kamala Harris n’est pas finie"

Alors que Donald Trump s’apprête à devenir le 47e président des Etats-Unis, Kamala Harris reste l’une des personnalités les plus marquantes de l’année 2024. Femme noire, à l’écoute des minorités, sa campagne à la présidentielle aura été la plus courte de l’histoire des Etats-Unis. Mais qu’est-ce que ces quelque 100 jours lui ont permis de réaliser ? La journaliste française Sandra Muller s’est intéressée à la femme et à la politicienne dans son ouvrage : Kamala/Trump, 100 jours pour convaincre : « Kamala Harris a démontré qu’elle est une véritable leader ». 

sandra Muller et son ouvrage Kamala/Trump, 100 jours pour convaincresandra Muller et son ouvrage Kamala/Trump, 100 jours pour convaincre
Écrit par Damien Bouhours
Publié le 14 janvier 2025

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à Kamala Harris ?

Kamala Harris n’est pas seulement une vice-présidente, elle incarne un symbole puissant. C‘est la première fois qu’une femme d’origine noire se présente à la présidence américaine. On la présentait comme une Barack Obama version femme. Le monde a déjà connu des femmes leaders, comme Indira Gandhi en Inde ou Margaret Thatcher en Angleterre. Mais dès que cela touche aux Etats-Unis tout le monde s’y intéresse. En dehors du fait que je suis, moi aussi, métisse indienne et noire, je trouvais qu’il était temps qu’un livre sur elle soit écrit par une femme issue d’une minorité. La sensibilité est forcément différente. Il faut plus de diversité, y compris sur les plateaux télé et dans l’édition.

 

Là où Donald Trump pouvait se permettre des écarts et des moments d’improvisation, Kamala Harris devait tout maîtriser

 

Comment expliquez-vous la défaite des démocrates ?

Cette course était l’une des plus violentes que j’ai connue depuis 12 ans que je suis installée aux États-Unis. Pour moi, la défaite des démocrates tient à plusieurs facteurs, mais surtout à un manque d'équilibre entre organisation et spontanéité. Kamala Harris, en tant qu’ancienne sénatrice et procureure, est une personne extrêmement organisée. Mais cette rigueur a parfois joué contre elle, rendant ses performances moins spontanées. On ne lui aurait jamais pardonné un faux pas ! Là où Donald Trump pouvait se permettre des écarts et des moments d’improvisation, Kamala Harris devait tout maîtriser. Elle a dû jongler avec ses fonctions de vice-présidente tout en battant la campagne dans 50 États, et ce, en seulement 107 jours. En comparaison, Donald Trump a eu 722 jours pour construire sa stratégie et il est, on l’a vu, expert en la matière.  

Évidemment, les réseaux sociaux ont également joué un rôle clé. Lors d’une interview que j’avais réalisée avec John Bolton, ancien ambassadeur à l’ONU sous Donald Trump, il m’avait déjà dit que Joe Biden était en retard dans sa stratégie numérique. Kamala Harris a pourtant essayé de s’adresser à des audiences jeunes via des podcasts comme celui de la podcasteuse féministe Alex Cooper, mais la portée était trop fragmentée. En revanche, Donald Trump a frappé fort en apparaissant sur des plateformes ultra populaires comme le podcast de Joe Rogan, atteignant ainsi un public clé : les jeunes hommes. Il a aussi travaillé avec plusieurs podcasters très suivis, ce qui a consolidé son avance sur ce segment démographique. On manque de le mentionner, mais l’humour permet dans une période intense de respirer. Donald Trump, personnage fantasque, n’en manque pas, ni d’autodérision d’ailleurs. Se présenter au volant d’un camion poubelle aux derniers jours de campagne a été un coup de communication très fort. Mais encore une fois, il aurait été impossible à Kamala Harris de faire le centième de Trump.  

On a aussi reproché à Kamala Harris de s’adresser davantage aux minorités qu’à la majorité. Ce n’est pas tout à fait vrai : elle a proposé des mesures ambitieuses pour les primo-accédants à la propriété et pour rémunérer les soignants familiaux, des idées reprises ensuite par Donald Trump. Mais la couverture médiatique a davantage mis en avant son focus sur les minorités, ce qui a parfois éclipsé ses propositions pour des catégories sociales plus larges. 

Enfin, Donald Trump a su capitaliser sur un sujet qui préoccupait énormément les électeurs : l’inflation. Pourtant là encore, Kamala Harris avait également abordé cette question, mais son message n’a pas eu la même résonance. L’économie a été un point central de la campagne de Trump, et dans mes interviews avec ses supporters, ils parlaient toujours de l’augmentation du prix des œufs, du loyer, des denrées courantes. Leur incapacité à joindre les deux bouts était récurrente et édifiante.

 

Kamala Harris a démontré qu’elle est une véritable leader

 

Qu'est-ce que cette campagne si courte a-t-elle quand même réussi à mener à bien ? 

Malgré la brièveté de cette campagne et les critiques qu’elle a suscitées, Kamala Harris a démontré qu’elle est une véritable leader. Ses compétences organisationnelles, bien qu’elles aient été parfois perçues comme un frein à la spontanéité, sont en réalité une force indéniable. D’ailleurs, Donald Trump, souvent décrit comme instinctif, est lui-même bien plus organisé qu’on ne le croit, comme je l’explique dans mon livre.  Et il a félicité Kamala Harris au cours d’un appel pour son courage et son professionnalisme. Un appel qui a été peu relayé en France. 

 

Kamala Harris a démontré une grande capacité de persuasion

 

Quels éléments positifs retenez-vous de cette campagne la plus courte de l’histoire des Etats-Unis ?

L’organisation de la campagne Harris a été exemplaire. J’ai eu l’occasion de participer à une opération de “bussing”, à savoir parcourir le territoire en bus pour fédérer les électeurs, en Pennsylvanie, un Etat clé qu‘elle a pourtant perdu, le week-end précédant les élections. C’était impressionnant : tout était minutieusement planifié, depuis la formation des volontaires dans le bus jusqu’à l’utilisation d’une application dédiée pour coordonner les visites de porte-à-porte. Ce niveau de préparation et de discipline était remarquable. 

Sur les levées de fonds, Kamala Harris a également démontré une grande capacité de persuasion. Lever 1,5 milliard de dollars pour financer une campagne, dont 300 millions en seulement quelques jours, est un exploit rare. C’est un signe de confiance de la part des donateurs et de son aptitude à rassembler des soutiens. 

Sur le plan humain, elle projette une image sympathique et souriante. Bien qu’elle soit rationnelle, méthodique et souvent peu émotive dans son approche, elle sait aussi frapper fort lorsqu’il le faut, comme on l’a vu dans ses débats face à Donald Trump. Elle a dominé ces échanges. À 60 ans, elle est encore jeune pour la politique, et elle a su mobiliser des femmes en nombre bien supérieur à Joe Biden en 2020. Mais son approche intellectuelle a parfois été perçue comme trop élitiste ou "gauche caviar", ce qui a pu créer une déconnexion avec une partie de la population. Je l’ai constaté à la convention démocrate de Chicago. Du côté de Donald Trump, il a commencé à petite vitesse mais a su intensifier sa présence et ses actions les derniers jours et dans des territoires clés. 

 

Certains pensent que Kamala Harris pourrait se présenter au poste de gouverneur de Californie

 

Comment voyez-vous l'avenir pour Kamala Harris ? 

Pour l’instant, Kamala Harris semble prendre un moment de recul pour souffler après une campagne intense. Son agenda est relativement léger, et on a noté une baisse de sa présence médiatique immédiatement après les résultats des élections. Contrairement à la période de campagne, où quelques journalistes étaient conviés à la suivre, sa communication est aujourd’hui beaucoup plus discrète. Elle a repris ses fonctions de vice-présidente, un rôle qui implique naturellement de s’effacer derrière Joe Biden, comme cela a toujours été le cas pour les vice-présidents. Peu d' événements sont accessibles la concernant alors que l’agenda de Joe Biden est très ouvert. Ce week-end, par exemple, il a organisé deux événements ouverts à la presse, dont une remise de médaille notamment à Hillary Clinton. 

Concernant son avenir, plusieurs hypothèses circulent. Certains pensent qu’elle pourrait se présenter au poste de gouverneur de Californie, un État qu’elle connaît bien en tant qu’ancienne sénatrice et procureure. Cela reste plausible, car la Californie est historiquement démocrate, et elle y dispose d’un solide réseau. Elle y a vécu et travaillé longtemps en tant que sénatrice et procureure. Elle est très proche de Nancy Pelosi, l‘ancienne représentante de la chambre des représentants, la grande ennemie de Trump, aussi installée là- bas. Cependant, certains membres de son entourage estiment qu’il serait maladroit de passer d’une campagne présidentielle à une élection régionale, même pour un État aussi influent que la Californie.  

Kamala Harris n’est pas finie. Ce genre de pause post-électorale est courant, surtout après une campagne aussi exigeante. Je pense qu’elle reviendra sur le devant de la scène, d’une manière ou d’une autre, après avoir pris le temps de se recentrer et de recharger ses batteries.

 

Donald Trump est une éponge à électeurs.

 

Comment voyez-vous les États-Unis sous la présidence de Donald Trump ?

Il veut tout révolutionner. Je pense que cette nouvelle mandature sera différente de sa façon de gouverner précédente: il frappera toujours plus fort plus loin. Tout d’abord, il faut souligner que, malgré sa réputation de chaos, Trump est en réalité très organisé, entouré d’auteurs et de stratèges qui influencent ses décisions. Avec lui, tout est marketing. La fameuse phrase “à Springfield ils mangent des chats, ils mangent des chiens” a fait parti d’un plan. Le matin avant la diffusion du débat avec Kamala Harris sur CNN en septembre, son fils Donald Trump Jr et son ami Elon musk postaient sur les réseaux des images de Donald Trump entouré de chiens et de chats. Cela a fait un énorme coup et il a gagné un nombre considérable de followers sur X. Donald Trump va diriger un pays en s’inspirant des méthodes du privé qui l’ont formé. Il va procéder à des coupes budgétaires sur les dépenses de l’Etat, sur le nombre de fonctionnaires. Il va placer ses fidèles et sa famille à des postes clés, et comme dans une entreprise classique, en pensant qu‘ils seront formés par ses équipes. C’est très intéressant à observer. 

Sur le plan économique, je ne suis pas particulièrement inquiète. Trump est un homme d’affaires, formé par un avocat réputé pour ses méthodes agressives. Il a déjà récolté 100 milliards de la Chine pour l’intelligence artificielle avant même d’être en fonction, ce qui témoigne de sa capacité à conclure des "deals" inattendus. Je m’attends à ce qu’il continue dans cette veine sans quoi il aurait vraiment à faire face à un très grand mécontentement. 

En politique étrangère, il reste fidèle à son style tapageur, avec des annonces spectaculaires. Il a évoqué l’idée d’intégrer le Canada comme 51e État des États-Unis. Ce genre de déclarations, souvent perçues comme extravagantes, s’inscrit dans sa stratégie de communication. Cela paraît incroyable et dangereux mais il prépare le terrain avant même d’avoir pris ses fonctions officielles. Il a donc appris de son premier mandat. Il avait fait pareil en pleine crise avec la Corée du Nord en 2017 en qualifiant le président Kim Jong-Un de Rocket Man, quand il envoyait des missiles. Finalement les deux dirigeants se sont réconciliés et les tirs se sont espacés. 

Sur le plan social, il y a des signaux mixtes. Sur la diversité, Donald Trump a intégré trois personnalités d’origine indienne dans son entourage, ce qui est inédit et, à mon avis, une avancée notable. Il y a aussi plus de latinos comme Marco Rubio par exemple mais moins d’Afro-Américains en revanche, il n’y en avait pas beaucoup de toute manière. J’attends la formation de son gouvernement définitif. En revanche, les scissions dans la société sont fortes. 

Cependant, sur des sujets comme l’avortement ou les droits des personnes transgenres, bien qu’il ait exprimé un certain soutien à l’avortement dans des cas spécifiques (viol, inceste ou danger pour la mère), il laisse les décisions à chaque État, ce qui reflète une posture ambivalente, très dangereuse pour la santé des femmes. Concernant les droits des personnes transgenres, ses positions sont plus rigides, notamment avec des restrictions sur les changements de sexe avant la majorité et des campagnes anti-trans durant la campagne que j’ai trouvées très violentes. La question transgenre n’est  pas la priorité de son électorat et donc pas la sienne. Donald Trump est une éponge à électeurs.

 

Est-ce que Donald Trump peut unir les Etats-Unis ?

Il continue d’être perçu comme un personnage polarisant, mais sa base reste fidèle. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ses partisans sont souvent des personnes marginalisées et même des classes populaires. Lors de mes interviews avec ses supporters, j’ai été frappée par le soutien qu’il reçoit de certains Afro-Américains ou Latinos, notamment ceux qui se sentent menacés par la concurrence économique des sans-papiers. Ce soutien, sous-estimé, explique en partie sa victoire. Certains se disent « missionnaires » pour Trump. 

Sur des questions comme l’Affordable Care Act (ACA), l’assurance santé mise en place par Barack Obama, il adopte une approche pragmatique. Bien qu’il critique régulièrement cette réforme, il n’a jamais réellement cherché à l’abolir complètement, probablement parce qu’il sait qu’elle bénéficie à une grande partie de son électorat. Barack Obama l’avait mis au défi de faire mieux. Il ne prendra pas le risque de mécontenter une partie de la population. Il va certainement réduire son champ d’action plutôt que de la changer.

Enfin, même si Trump remettra probablement en question des accords internationaux comme ceux de Paris ou certaines dispositions de l’OTAN, je doute qu’il pousse les États-Unis dans une guerre mondiale. Sa stratégie se concentre davantage sur les frontières et les enjeux internes, quitte à pousser à des guerres internes comme la prise du Capitole du 6 janvier, que sur les conflits militaires à grande échelle. Il a toujours dit qu‘il n' aimait pas la guerre  Sur le plan économique, il reste dans sa logique "America first ». Il compte taxer davantage les importations. C‘est inquiétant pour les exportations comme le vin français, qui a été taxé de plus de 25% avant que Joe Biden ne revienne sur cette décision.

 

Je voudrais une expansion, une modernisation ou de nouvelles collaborations sur d’autres médias

 

Quels sont vos prochains projets après cette campagne intense ?

Je dirige mon quotidien La Lettre de l’audiovisuel depuis près de 24 ans dont 12 ans aux États-Unis, et c’est une grande chance qu’il soit aussi stable après toutes ces années. Diriger à distance n’est pas toujours facile, je voudrais une expansion, une modernisation ou de nouvelles collaborations sur d’autres médias pour renforcer notre présence sur place et à l’international. Ce qui n’est pas évident tous les jours avec le grand décalage horaire de 6 heures entre mes deux pays. Je voudrais aussi renouer avec la télévision et la radio et sortir un peu de mon image de #BalanceTonPorc car j’ai été chroniqueuse assez longtemps. Mais sans être trop soumise au décalage horaire (rires). Quant à mes activités bénévoles pour aider les femmes ou les hommes victimes de violences sexuelles, elles continuent, à toute échelle. D’autres ont heureusement pris le relais. Je dois me recentrer sur mes activités de journaliste.

 

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