« Un rocher, une rivière, un arbre
Hôtes d’espèces depuis longtemps disparues
Ont marqué le mastodonte,
Le dinosaure »
La première phrase d’un poème, On The Pulse of Morning (Sous l’impulsion du matin) devenu depuis un classique de la littérature américaine contemporaine. Son auteure, Maya Angelou, le récite, drapée dans un long manteau bleu, sur les marches du Capitole. Elle sait la portée de ses mots et le symbole de sa présence devant une foule immense, à perte de vue. Assis derrière elle, le nouveau Président des États-Unis, Bill Clinton, son épouse Hillary, Tipper et le Vice-Président Al Gore, et de l’autre côté de l’allée, George et Barbara Bush. Ce 20 Janvier 1993, la poétesse et activiste donne à l’investiture présidentielle une dimension humaine et indélébile, comme le furent pour les « mastodontes » et les « dinosaures » il y a des millions d’années, « un rocher, une rivière, un arbre » ; comme le fut le souhait de Bill Clinton de voir l’Amérique se réconcilier avec les zones les plus sombres de son histoire, chemin obligé vers un futur meilleur.
John Fitzgerald Kennedy, Bill Clinton et Barack Obama ont chacun lancé à la poésie une invitation le jour de leurs inaugurations. Robert Frost pour JFK, Miller Williams pour la seconde investiture de Bill Clinton en 1997, Elizabeth Alexander en 2009 et Richard Blanco en 2013 pour Barack Obama. Un élan littéraire à la rescousse de la tâche à accomplir ?
Le lendemain de l’inauguration de Bill Clinton, le New York Times imprime l’intégralité du poème de Maya Angelou, et le livre qui sera ensuite publié deviendra un best-seller.
On The Pulse of Morning débute sur la mémoire et termine sur l’aube d’un monde à venir.
« Ici, sous l’impulsion de ce nouveau jour
Vous pouvez avoir la grâce de regarder droit devant
Et dans les yeux de votre sœur, dans
Le visage de votre frère, de votre pays
Et dire simplement
Très simplement
Avec espoir
Bonjour. »
Le pouvoir vital de la jeunesse et des mots
Joe Biden s’entourera lui-aussi le 20 janvier de mots et de rythmes, d’images et de rimes écrits et déclamés cette fois-ci par une poétesse afro-américaine née à Los Angeles. À 22 ans Amanda Gorman s’est déjà illustrée devant les grands de l’Amérique et fut l’invitée de Barack Obama à la Maison Blanche. L’auteure et militante féministe atteint des sommets littéraires rares à son âge et à notre époque.
Amanda Gorman ne se destinait pourtant pas à la poésie. Étudiante à Harvard, elle est un jour invitée à écouter un discours du Prix Nobel de la Paix, la Pakistanaise Malala Yousafzai aux Nations Unies. Les paroles qu’elle entend la transcendent. Amanda Gorman prend sa plume, écrit des poèmes et devient en 2017 la plus jeune lauréate de poésie des États-Unis.
Simplement résumé, Amanda Gorman est une poétesse, une activiste et une entrepreneuse sociale. Sa voix est vitale. Elle a créé un programme d'écriture pour les jeunes, visite des écoles à travers les États-Unis, et elle a lu des poèmes sur MTV et à la Bibliothèque du Congrès. Le pouvoir politique ne lui est pas étranger.
Elle vient également de signer la préface du livre publié chez Assouline, Vital Voices : 100 Women Using Their Power to Empower.
Pas étonnant que son portrait, créé par l’illustratrice Gayle Kabaker, soit en couverture de cet ouvrage où figurent pêle-mêle la sénatrice Hillary Rodham Clinton, la première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern, la présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde, la créatrice de mode Diane Von Furstenberg et Ruth Bader Ginsburg. Pas surprenant non plus : son avant-propos est un poème. Il s'agit après tout de mots et de leur partage. Ceux qu’elle choisira le 20 janvier 2021 ouvriront peut-être à leur tour une porte étroite vers un avenir fait de défis, de dialogues et de réconciliation.
Voici cinq questions posées au mois d’Octobre 2020 à Amanda Gorman lors de la sortie du livre Vital Voices : 100 Women Using Their Power to Empower (Assouline).
JC Agid : En quoi les mots ont-ils le pouvoir de changer le paradigme sur les femmes dans le monde ?
Amanda Gorman : Les mots représentent « tout » et « partout ». Ils nous permettent de définir les formes de leadership et le changement que nous espérons voir dans nos communautés. Je constate ainsi la tendance générale des femmes dirigeantes à davantage utiliser une rhétorique d'espoir, de compassion et d'équité. Ce type de langage transforme non seulement notre appréhension des femmes dirigeantes et de tout ce qu’elles peuvent apporter à la société, mais aussi celle d’un leadership qui ne devrait avoir peur ni de l'empathie et ni de la générosité.
Est-ce que les jeunes de la génération Gen Z sont prêts à devenir les artisans du changement ?
La jeunesse actuelle est déjà l’architecte du changement d'aujourd'hui et de demain ! L'énergie implacable de cette génération et sa compréhension de l'histoire influencent et améliorent intrinsèquement l’impact de mouvements dont les jeunes sont le moteur, que ce soit la lutte contre le réchauffement climatique, les manifestations « March of Our Lives » (des centaines de rassemblements organisés le 24 mars 2018 aux États-Unis et à travers le monde pour restreindre l’accès aux armes à feu à la suite de la fusillade dans une école de Floride qui avait fait 17 victimes et blessé 15 autres personnes), et les manifestations de « Black Lives Matter » (qui se sont multipliées à la suite de la mort de George Floyd le 25 mai 2020).
Les jeunes participent (à ces débats) avec une connaissance approfondie de nos erreurs du passé—particulièrement celles d’un leadership social exclusif—et n'ont aucune intention de les répéter.
Une partie de votre travail consiste à visiter des écoles. Que dites-vous aux élèves ? Comment réagissent-ils ? Que demandent-ils ?
J’ai visité plusieurs écoles à travers les États-Unis en tant que poète, et c'est à chaque fois l'un des aspects les plus gratifiants de mon travail. Je parle de ma vie aux élèves, de ma carrière, de mes écrits et de l'importance de reconnaître la poésie comme un art qui n'est pas la propriété d’hommes blancs et décédés. Les élèves semblent souvent choqués d'entendre ce que j'ai pu faire avec cette écriture, car comme eux, je suis assez jeune, et j'ai l'air plus jeune que j’en ai l’air. Ils me demandent d’ailleurs souvent mon âge (certains pensent même que je suis en 5ème alors que j'ai 22 ans !). Ils sont à l’affût de conseils. Ils comprennent aussi et avec enthousiasme à quel point la poésie est malléable et démocratique.
Est-ce que les médias donnent suffisamment de place à la voix et aux idées des femmes ?
Non, pas du tout. Il suffit de constater la grave pénurie de présentatrices des émissions de fin de soirée. Cet espace digital devient de plus en plus l'arène où une large audience cherche des informations sur l'actualité. Indépendamment de ces programmes, une grande partie des médias est constituée d'hommes qui discutent d'autres hommes. Je pense que nous faisons toutefois des progrès, et voir des femmes créer leurs propres plateformes médiatiques et de diffusion des messages pour faire entendre leur voix — des projets comme ce livre ! — est stimulant.
L'un de vos arguments porte sur le pouvoir d’émancipation. Est-ce cela le féminisme ? Le « pouvoir » de « donner le pouvoir » ?
Tout à fait. Le féminisme, et en particulier le féminisme interconnecté (ainsi que le féminisme noir, que j'étudie), consiste à briser nos chaînes collectivement. Aucune de nous ne peut être libre tant que nous ne le sommes pas toutes. C’est une croyance à la fois spirituelle et pragmatique. Ce n'est pas seulement moralement juste, mais aussi stratégiquement avisé ; je ne peux libérer les chaînes de ma sœur que si je brise les miennes. Et je ne peux briser les miennes qu'avec un autre allié à mes côtés, qui m'aide à insérer la clé dans la serrure.
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