À travers l’histoire d’une brosse à dents oubliée en Haïti et celle d’un grand-père qui n’est jamais revenu, Marc Sony Ricot interroge ce que signifie vraiment partir… et ne jamais revenir.


La veille du voyage, on prépare tout. On ne veut rien oublier. Chaussures, parfums, déodorants, savons, diplômes, pièces d'identité, boîte de souvenirs, vêtements et bien sûr notre brosse à dents. On ne peut pas l'oublier. C’est le moins coûteux, mais incontournable. Si on l'oublie, ce n'est pas dramatique. Il faudrait en acheter une bien vite, dès qu’on a atterri. Je connais une fille qui a appelé sa maman quelques heures après son arrivée à New York pour se plaindre qu’elle avait oublié sa brosse à dents sur le buffet. Je trouvais cela funny. Une brosse à dents, c’est ce qu’on trouve le plus à New York, j’imagine. Au téléphone, elle a insisté : Je l’ai utilisée ce matin. Je l’ai mise sur le buffet pour ne pas l’oublier. Je pensais l’avoir glissée dans la poche à côté de ma valise. Tu l’as vue ? Bon, c’est trop. Il y a des millions de brosses à dents à New York. Je ne suis jamais allé dans la ville de Paul Auster, mais je suis sûr qu’elle possède une quantité raisonnable de brosses à dents par kilomètre carré. Dans toutes les villes, d’ailleurs. Le monde n’a jamais connu une crise de brosses à dents.
Elle disait cela avec une telle froideur dans la voix qu’on avait la sensation qu’elle avait envie de demander qu’on lui envoie sa brosse par DHL. Pas fatiguée du trajet ni étrangère d’être en Amérique, mais tourmentée pour une simple brosse à dents. C’est bizarre, la vie. Je n’ai aucun doute, elle l'a déjà remplacée. Cela fait plus d’un an que mon amie vit à New York, quand même.
Pour moi, quand on émigre vers d’autres rives, le plus important à ne pas oublier, c’est soi-même. Et on ne peut pas partir sans rien laisser de nous. On laisse toujours une partie de soi derrière. On arrive au pays d'accueil avec une sorte d'énergie qui nous rend étrange, faible et impuissant face à la vie. On ouvre la porte du nouveau pays, hagard, troublé. Il n’y a rien de plus douloureux que l’absence d’un pays dans le cœur. C’est une torture. On rêve qu’on débarque chaque petit matin. La famille nous accueille, chaleureuse. Câlins, bisous. Ils cuisinent notre plat préféré. On se réveille brusquement, tourmenté. La nuit, on fait des rêves impossibles, des rêves fragiles comme une feuille morte, tombée trop tôt d’un arbre qu’elle aimait encore, espérant qu’au sol, quelqu’un la ramasse, qu’on lui dise qu’elle valait plus que sa chute.
Mon grand-père, Exael V., n’a pas oublié sa brosse à dents mais lui-même, et il n’est jamais revenu chercher cette part de lui. Il a émigré aux Bahamas, un pays de la Caraïbe, même avant la naissance de ma mère, dans les années 70. Il n’a jamais remis les pieds en Haïti. Même pas une seule fois. Plus de cinquante ans dehors. J’ai passé toute mon adolescence à parler avec lui au téléphone. Il me disait très rarement bonjour, mais toujours : « Je reviens, nèganm. » (mon nègre). Dieu sait combien de fois il m’a promis qu’il reviendrait au pays, que je verrais en chair et en os mon grand-père. Je l’attendais à chaque instant. J’imaginais sa présence. Il était toujours présent dans mes rêves.
Reviens vite, Grand-père
Quand l’absence était trop cruelle, je croyais que les aînés que je croisais dans les rues des Gonaïves étaient mon aïeul. Il arrive, maman. Il nous fait une surprise. Quand on aime quelqu’un, on le voit dans tous les visages, dans tous les coins, dans chaque mouvement des fleurs. L'amour est affaire de mystère. Je reviens définitivement dans mon pays pour vivre, disait-il pour finir chaque conversation. Comme si, aux Bahamas, les migrants haïtiens ne vivent pas, ils respirent…
Je croyais qu’il reviendrait un jour. Il y avait tellement d’espoir. Mais hélas, la vie a brisé nos promesses, sans crainte, sans pitié. La vie a froissé mon attente. Il est mort en juin 2021. Je n'accepte pas encore qu'il soit mort. Il y a des illusions qui nous aident encore à croire en la vie.
Je ne suis pas allé aux funérailles parce que je n’avais pas d'argent. Mais je me culpabilise parfois. Pourquoi me culpabiliser, c’est injuste ce que je fais à moi-même. Maintenant si je veux, je peux aller aux Bahamas, mais grand-père n’est plus là-bas. On dit qu'il est mort. Il a un acte de décès. Grand-père, nous n’avons pas vu fleurir nos promesses. Je me souviens encore de notre dernière conversation, quelques jours avant votre étonnant voyage.
Cet immigrant haïtien n'avait peut-être pas oublié sa brosse à dents. Il est parti en bateau. Sans passeport, ni visa ; seul. Avec le bleu de la mer dans son cœur. Le plus important n’était pas dans sa valise mais sur la terre de ses ancêtres. Il a oublié son être en Haïti. Il a oublié les coups de clairin, les rires partagés, la présence de ses petits-fils. Il a oublié sa vie parce qu'il a passé son existence à dire : je vais revenir vivre en Haïti. Parfois, j’ai envie d’écrire une longue lettre d'amour et de la déposer sur sa tombe. Mais à quoi ça servira ? Je n'accepte pas encore sa mort.
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