

Et ton nouveau pays ?
Il fait bon aujourd’hui à Montréal. Je parle au téléphone avec ma mère tout en déambulant dans le parc d’à côté. Marcher au hasard comme ça, c'est ce que je fais le mieux ces derniers jours, une vraie thérapie. Maman : mince, de haute taille, cinquantenaire, elle aime rire. J’ai toujours une grande faiblesse pour les gens qui aiment rire. On ne peut contrôler combien de fois un éclat de rire nous fait oublier les peines de la vie. Un peu volubile, je n’ai aucun problème avec ça. C’est la mère quand même. L’amour, c’est parler. Tu as mangé ? Je sais que tu peux cuisiner. Ne mange pas au resto, il faut être minutieux dans les dépenses, tu sais. Plus de gwo zouzoun*, pas de bière. Et puis ne consomme pas trop de sucre ni de sel, la santé c'est la vie. Et ton nouveau pays ? Elle me demande jamais comment je vais depuis mon arrivée à Montréal le 1 février dernier, mais plutôt : Et ton nouveau pays ? Comme quoi, si le Québec va bien, moi je serais bien, si seulement ça. Le thème nouveau pays est fort pour moi. Parfois j'oublie d'où je viens, où je suis et où je vais. Il m'arrive de penser que je suis toujours dans l'air à contempler la mer dans le hublot, cette mer calme et généreuse qui caresse ma petite âme. Elle est belle, douce. Elle n'a pas de frontières, c'est la force de son charme.
Je lui fais une revue de presse rapide : avec l’arrivée de Donald Trump, une bonne partie des bénéficiaires du programme humanitaire parole de Joe Biden souhaitent se réfugier ici, au Québec. M. Trump ne veut pas renouveler leur permis de séjour. J’ai deux amis qui sont rentrés la semaine dernière. Il trouve un boulot plus vite que quelqu'un qui vient directement d'Haïti ou de quelques pays d'Afrique et de de l'Amérique du Sud, parce qu'ils avaient au moins une expérience de travail en Amérique du Nord. Ici la première question aux entrevues si vous êtes nouveaux arrivants: Parlez-nous de votre expérience au Québec ? Il y a un nouveau premier ministre. Le chômage augmente à 5,7 %. J'ai enfin trouvé un appartement à Montréal après deux mois de recherche. Ce n’est pas facile, au début, quand j’étais immigrée aux Bahamas, c'était comme ça, l'intégration ça n'arrivera pas d'un seul coup dans ce nouveau pays.
Je me dis pourquoi cette formule : nouveau pays. Un pays n’est pas une chose qu’on ramasse comme ça, qui nous appartient. Même si c’était le cas, le jour où l’on arrive dans le pays d’accueil n’est pas le jour où l’on quitte vraiment son pays natal. Ça prend un temps fou. On peut accepter de le laisser, mais chaque fois qu’on voit son nom, sa couleur, qu’on hume l’odeur de sa cuisine quelque part, un grand chagrin nous envahit. Notre cœur fracasse, comme après une peine d’amour.
Lorsque je suis allé m’inscrire à la Grande Bibliothèque, la bibliothécaire m’a demandé de lui dicter mon adresse. J’ai dit : Delmas 48, rue La Tortue… La dame, interloquée, Pardon ? Je me rendais compte que j’avais donné celle de ma résidence à Port-au-Prince. Le cœur battant et la gorge nouée, je dicte la nouvelle : ..., chemin Avon, Montréal-Ouest, H4B 1W9. Je me surprends parfois à chercher mon restaurant préféré à Port-au-Prince sur Saint-Denis, la rue que j’aime le plus à Montréal. Je suis cinglé ou quoi. Au-delà de tout ça, on peut avoir deux pays dans le cœur. J’ai un ami qui vit au Québec depuis plus de 40 ans, qui n’imagine pas le retour. Quand il est en Haïti, le Québec lui manque très fort. L'exil a fait de lui un homme instable, toujours en fuite entre deux contrées.
Je m’habituerai petit à petit. J’ai deux cartes de librairie et une carte de la Grande Bibliothèque. Je peux emprunter jusqu’à vingt livres. J’étais ébahi quand la bibliothécaire m’a donné cette information. Vingt livres ? Et on peut les renouveler jusqu’à cinq fois. Tout ce temps ! La ville encourage la lecture lente. J’aime la Place des Arts, La rue Sherbrooke n'en finit pas. Montréal marche vers moi. Je marche vers Montréal. Les histoires d’amour avec les villes ne commencent jamais par un coup de tête, ça prendra du temps. Et quand l’histoire commence, c’est souvent pour toute la vie. On quitte une personne, un appartement, un pays, mais jamais une ville. Il y a des villes qui font partie de la géographie de nos gestes.
Tu t’adaptes bien dans ton nouveau pays ? Et le froid ? Tu vas t'adapter, on s'adapte vite ailleurs, glisse-t-elle. Je reste sans mot dire. J’avais oublié qu’elle avait immigré vers cette île caribéenne durant mon enfance. Elle a passé toute mon adolescence dans cet archipel caribéen, à chercher une vie meilleure. Son père avait fait le voyage et n’a jamais revenu, elle n’était même pas encore née… Maintenant, je me mêle à cette longue tradition de l’ailleurs dans ma famille. Le grand-père à cause de la dictature des Duvalier, elle à cause des crises politiques des années 2000 et moi, pour l’insécurité et l’instabilité politique d’aujourd’hui. Comme si l’histoire d’Haïti se résume à cela, la fuite, déracinement. Et parmi ceux qui n’ont pas fait le voyage, il y a les survivants des traumatismes de la dictature, des massacres, des coups d’État….
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