Édition internationale

Résidences artistiques de la Casa de Velázquez: "une année pour ralentir le temps"

Chaque rentrée la Casa de Velázquez à Madrid reçoit la promotion d'artistes en résidence qui, un an durant, profiteront de la dynamique mise en place par la structure pour produire, s'inspirer et prendre du recul.

artistes en résidence á la Casa de Velázquez de Madridartistes en résidence á la Casa de Velázquez de Madrid
De g. à d. : François Réau, Raphaëlle Peria et Claude Bussac / DR
Écrit par Vincent GARNIER
Publié le 11 octobre 2025, mis à jour le 14 octobre 2025

Symbole de cet atterrissage dans la capitale, l'exposition organisée en collaboration de l'Institut français constitue désormais pour la 3e édition l'occasion de réaliser un passage de témoins entre nouveaux arrivants et artistes sur le départ. Cette année, "Donde la tierra recuerda", sur les murs de la Galerie du 10 jusqu'au 31 octobre, réunit quatre créateurs : Paloma de la Cruz, Yann Gross, Raphaëlle Peria et François Réau. C'est la directrice des études artistiques, Claude Bussac, commissaire de l'exposition, qui les a réunis autour d'une thématique qui "explore les liens profonds entre matière, mémoire et environnement, dans une écoute attentive de la terre et de ses forces invisibles". Raphaëlle et François, qui débutent donc leur séjour à Madrid, partagent leur regard sur le rôle de la résidence, mais aussi les liens entre leur travail et l'Espagne.

Un processus de sélection exigeant

En parallèle de divers programmes d'accueil en périodes courtes, les résidences artistiques annuelles proposées par la Casa de Velázquez offrent à 17 créateurs un cadre unique pour créer, expérimenter et approfondir leur recherche dans un contexte international. Plasticiens, architectes, compositeurs ou chorégraphes, ils débarquent à Madrid après un processus de sélection visant à optimiser l'adéquation entre travail de l'artiste et capacité de la Casa à contribuer à leur épanouissement. "Outre évidemment les critères de qualité, nous nous penchons aussi sur la cohérence entre la trajectoire artistique et le projet présenté", éclaire Claude Bussac. Ex Directrice générale de La Fabrica et co-organisatrice de PhotoEspaña, la Directrice des études artistique de la Casa de Velázquez dispose d'un regard privilégié sur les fondements de la création, mais aussi les enjeux de carrière dans les arts. "Nous étudions notamment les besoins pour les candidats d'être en Espagne pour réaliser leur projet", précise-t-elle. 

 

Il n'y a pas de règle dans une résidence, tout dépend beaucoup de la personnalité de chaque artiste

Raphaëlle Peria et François Réau font partie des artistes ayant été admis en résidence cette année. Ils n'en sont, ni l'un ni l'autre, à leur première résidence, ni à leurs premiers pas dans la création -au contraire, leurs carrières s'avèrent déjà bien lancées, avec galeries dédiées et publics acquis. "On reçoit de fait de plus en plus d'artistes consolidés, ou qui vivent un moment d'épanouissement et de reconnaissance", observe Claude Bussac, "et notre propos est de mesurer en quoi une résidence d'un an peut les aider à s'affirmer d'avantage, en cohérence avec l'environnement local". Et de remarquer : "Il n'y a pas de règle dans une résidence, tout dépend beaucoup de la personnalité de chaque artiste". Déroulement du séjour, mais aussi bénéfices à la créativité des intéressés, dépendent donc essentiellement d'éléments purement subjectifs, même si la directrice artistique s'efforce non seulement de sélectionner les plus aptes à profiter de l'opportunité qui leur est offerte, mais accompagne aussi ces derniers tout au long de leur passage au sein de l'institution -via la création de liens avec l'extérieur, l'organisation d'expositions et... l'écoute.

 

Echanges entre artistes et chercheurs

"Je vois la Casa de Velázquez comme un lieu propice pour créer", exprime pour sa part Raphaëlle Peria, "une bulle où nous sommes chouchoutés et protégés, mais où nous sommes aussi amenés à maintenir des échanges avec l'ensemble de l'écosystème qui gravite autour et dans la Casa, chercheurs inclus - c'est hyper stimulant". Cette facette bicéphale de l'établissement, combinant mission scientifique et artistique, est sans nul doute l'une des caractéristiques les plus originales de l'institution, qui accueille chaque année, via plusieurs programmes dédiés, des chercheurs en sciences humaines et sociales. "La résidence, c'est le contraire du cloîtrement, en dépit des idées reçues", confirme Claude Bussac. "Pour moi, c'est l'occasion de rompre la solitude, d'ouvrir des discussions, d'imaginer des passerelles, et en fin de comptes de nourrir mon travail", abonde Raphaëlle. "C'est la seconde fois que je postule pour la résidence -et cette fois-ci la bonne", sourit pour sa part François Réau. "La Casa de Velázquez a longtemps été pour moi liée à quelque chose de l'ordre du fantasme, avec en filigrane tout le patrimoine artistique espagnol, mais aussi le poids et l'héritage de tous les artistes qui sont passés ici avant nous et auxquels j'avais très envie de me confronter", explique-t-il.

 

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Le tableau de Raphaëlle Peria, dans la Galerie du 10 / DR

 

Exposition Donde la tierra recuerda

Au sein de l'exposition collective présentée jusqu'à la fin du mois à la Galerie du 10 de l'Institut français, "Donde la tierra recuerda", les deux artistes présentent chacun des œuvres imprégnées de leur style unique. À partir de photographies, Raphaëlle Peria gratte la surface pour faire surgir le blanc du papier, révélant textures et formes latentes sans détruire la matière initiale. Son geste minutieux transforme la photographie en un espace mental, oscillant entre réalité et souvenir. Ainsi, dans le tableau présenté, "Le miroir de nos illusions", la lumière émerge de l’ombre grâce au contraste entre zones mates et brillantes, créant une tension visuelle qui évoque la métamorphose et la résistance de la nature face à l’effacement.

 

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"Mesurer le temps", François Réau / DR

 

Le style de François Réau se concentre quant à lui sur la dimension dramatique et sensorielle du paysage, explorant le temps, la mémoire et l’imaginaire. Son travail cherche à capter des sensibilités variées face à la nature, souvent nostalgiques d’un état originel, tout en laissant une place active à l’imagination du spectateur. Les œuvres, comme "Mesurer le temps", utilisent le dessin sur papier pour évoquer la puissance, la beauté et la violence de la nature, tout en questionnant notre relation paradoxale à elle : désir d’union et besoin de distance. Chaque image devient ainsi un espace contemplatif, poétique et universel, invitant à réfléchir sur notre lien à l’histoire et au monde naturel.

 

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"L'Odorat", le tableau qui sert de point de départ à la résidence de Raphaëlle / DR


 
 
C'est avec ce bagage que nos deux artistes initient leur résidence à Madrid -ils entendent bien bouleverser l'acquis et explorer de nouveaux territoires, sinon l'inconnu. Car leur projet respectif, intimement lié à l'Espagne, constitue surtout un prétexte pour la prospection et la découverte, et in fine la réinvention du geste créateur. "Au départ je pensais présenter un projet sur une fleur de la sierra de Madrid, en voie de disparition", raconte Raphaëlle, dont toute la production plastique tourne autour d'écosystèmes et de la mise en relief de motifs végétaux. C'est finalement à partir de "L'Odorat", exposé au musée du Prado, que l'artiste effectuera des recherches sur les quelque 80 fleurs représentées dans l'œuvre de Rubens et Brughel l'Ancien, afin de dénicher les exemplaires correspondants dans les jardins botaniques d'Espagne et recréer son propre souvenir du tableau. "Pour moi, c'est aussi l'occasion de renouveler ma palette", exprime-t-elle, "passer des tons verts, bleutés ou gris à des rouges vifs, jaunes éclatants et noirs profonds". Et de glisser : "Ici le soleil n'est pas le même que dans ma Picardie natale". Renouvellement de palette, mais aussi de technique : "Cela fait 10 ans que je travaille 'l'effacement', j'ai envie d'ajouter d'autres démarches, de développer une réflexion sur ma pratique", complète-t-elle.

 

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Le reddition de Breda, de Velázquez / DR


 
François, après avoir passé près de 6 mois la tête dans le nuage exposé à l'Institut français, entend bien approfondir une démarche qui intègre toujours "de questionner la mémoire des lieux". Concrètement, c'est pour lui un tableau de Velázquez, "La reddition de Breda", qui est au départ d'un projet qui devrait l'amener à enquêter sur le patrimoine paysagistique ibère et castillan. "Du fait de la lumière et des vallons qui y sont représentés, j'ai l'intuition que les motifs du paysage, en haut du tableau, entre les lances, ne peuvent être inspirés de la campagne hollandaise, mais seraient plutôt tirés de panoramas de la Péninsule", explique-t-il à propos du chef d'œuvre peint au 17e siècle. C'est donc une forme d'enquête qui pourrait guider ses pas dans le pays tout au long de l'année de résidence, à la recherche -aussi- de la manière dont ont changé le paysage, le territoire, et notre regard vers le passé. "Lorsque je pars en résidence, c'est pour voir si j'y suis", aime-t-il à défendre, "pour vérifier certaines choses dans mon travail et dans ce que je suis, à partir de ce que me renvoie l'environnement où je m'immerge". "Je compte me laisser surprendre, et me laisser porter au gré des découvertes", déclare-t-il par rapport à ses intentions d'exploration du pays, "même si je prévois bien sûr des déplacements voués à vérifier certains aspects du paysage du tableau de Velázquez". Raphaëlle a elle fait la liste des musées madrilènes qu'elle entend visiter -"J'ai grandi avec les peintres espagnols, mais dans les livres", exclame-t-elle. Après la cathédrale de Burgos, visitée dès son arrivée, elle porte une autre certitude : elle visitera l'Alhambra avant la fin de son séjour.

 

Aux antipodes de l'immédiateté

On aurait tort de réduire ces excursions à la seule échelle touristique. "Dans un monde régi par la rentabilité et l'efficacité, le travail de ces artistes s'inscrit dans la recherche, dans l'approfondissement d'un lien étroit avec la matière", exprime Claude Bussac, "aux antipodes de l'immédiateté qui sous-tend la société actuelle". "Je vais profiter de cette année pour ralentir le temps", conclut François, dont le souhait de "se poser et réfléchir" illustre finalement assez bien les perspectives qu'ouvrent les résidences proposées par la Casa.

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