Chantal Goya était de passage à Madrid près de 35 ans après sa dernière tournée promotionnelle dans le pays. La chanteuse, dont le nom est associé aux souvenirs d'enfance de toute une génération, a donné un récital fin février au Lycée français. En tournée au Liban, en France et dans une série de pays francophones, elle conserve l'aura qui l'a rendue célèbre dans les années 80 et enchaine les spectacles à un rythme qui ferait pâlir d'envie bien des interprètes.
Chantal Goya a affolé les audiences et rempli les salles de concert les plus prestigieuses, comme le Palais des congrès de Paris où elle s'est produite plusieurs centaines de fois et a enregistré plus d'un million et demi d'entrées. Aujourd'hui, elle conserve non seulement l'énergie et la foi d'une artiste à ses débuts, mais sait aussi faire preuve d'une "niaque" et une capacité de se réinventer hors du commun, qui font d'elle un personnage entier, débordant d'énergie, qui transcende largement le portrait abêtissant auquel certains auraient tendance à la réduire.
On vit tous conditionnés par une somme de préjugés et d'idées préconçues, héritages culturels et raccourcis intelectuels, qui sont autant d'éléments d'une grille de lecture qui nous permet d'aborder, concevoir et interpréter le monde qui nous entoure. Si sans cette matrice cognitive nous serions réduits au doute et à l'incertitude, ou pire encore à l'incapacité de jugement, avouons que la remise en question de nos convictions, l'échange du cliché au profit de l'expérience, constitue la meilleure façon d'affiner notre vision des choses et d'en tirer nos conclusions personnelles. L'expatrié, cet individu qui se frotte au quotidien à une culture autre que celle de son pays d'origine, est bien placé pour le savoir ! Tant mieux : avec Chantal Goya, le voyage au pays de Pandi Panda et de Marie-Rose, le personnage qu'elle interprète sur scène, passe dans le désordre par des haltes à Saïgon, Pigalle, Beyrouth, Londres ou Madrid, qui sont pour le moins inattendues. "Quand j'avais 17 ans, je voulais être journaliste", se souvient-elle. "Rien ne m'a préparée dans ma famille au métier d'artiste. Je n'ai jamais eu l'idée de chanter. À la maison on écoutait Charles De Gaulle dans le poste, un point c'est tout".
C'est le public qui m'a fait, qui m'a dit : 'On a besoin de vous' et qui m'a poussé à continuer
Elle fêtera ses 40 ans de carrière fin 2018. Quatre décennies évoquées via une avalanche d'anecdotes, qui ponctuent une trajectoire extraordinaire et que Chantal Goya, de son vrai nom Chantal de Guerre, transmet avec le souci de redorer le blason d'une épopée légendaire, dont elle est à la fois l'actrice principale et le porte drapeau. "Je ne suis pas une intello", tranche-t-elle à propos des critiques. "Il y a de la place pour tout le monde, moi je ne suis pas élitiste, je suis populo, j'aime les gens de la rue, les gens d'en bas. C'est le public qui m'a fait, qui m'a dit : 'On a besoin de vous' et qui m'a poussé à continuer". Car -avant même l'apogée, avant de donner prise aux détracteurs, avant de devoir se réinventer au début des années 2000, avec un public adulte et une communauté gay subjuguée- il aura non seulement fallu faire sa place, dans un genre qui n'intéressait personne, la musique pour enfants jugée peu commerciale, mais encore aura-t-il fallu la faire toute seule, "de façon artisanale", avec un sacré culot et un optimisme tel qu'il ne peut être le fruit que d'une certaine forme de générosité. Toute seule ? Pas tout à fait : un nom revient constamment sur ses lèvres, celui de Jean-Jacques Debout, chanteur et parolier génial, particulièrement en vogue lors de leur rencontre dans les années 60 et avec lequel elle est mariée, depuis maintenant 52 ans.
Quand j'ai voulu faire l'Olympia, on m'a dit : C'est pas ta place
Si Debout lui a mis le pied à l'étrier dans le monde de la chanson, après plusieurs expériences au cinéma (avec Godard notamment, dans "Masculin féminin" en 1966... "Hitchcock m'a même appelé des USA, je lui ai dit que cela ne m'intéressait pas"), c'est à la force du jarret qu'elle a dans la foulée tracé sa carrière. Avec un flair certain pour capter les tendances, après avoir délaissé le yéyé pour se consacrer à ses enfants, c'est "en tant que jeune maman" qu'elle commence à proposer des chansons pour le jeune public, utilisant l'incroyable levier télévisé pour assurer son succès. Elle argumente, convainc et séduit la chaîne de décideurs qui la séparent du public : organisateurs de concerts, producteurs télévisés, maisons de disques et jusqu'au directeur de Disney finissent pas céder face à ses multiples projets qui ne cadrent en rien avec l'univers musical d'alors. S'en suivent les tubes que vous avez tous fredonnés : "Allons chanter avec Mickey", "Un lapin" (a tué un chasseur), "Bécassine", "Pandi Panda", "Babar", etc. "On a vécu des choses énormes tout de suite" se souvient-elle aujourd'hui. "Quand j'ai voulu faire l'Olympia, on m'a dit : 'C'est pas ta place'... Et en une heure c'était complet. On en a fait 40".
Je n'ai jamais eu peur. J'ai toujours foncé de l'avant
Pourtant, tout commence en Indochine, en 1945 ou 1946, dans un plantation de caoutchouc. "Tout se fabrique à partir de ce qui se passe dans la vie de l'enfant avant 4 ans", estime le chanteuse dont le public a pendant longtemps été exclusivement juvénil. Pour sa part, elle se revoit faire face aux Viêt Congs, venus dans la propriété pour embarquer son père : avec l'innocence de son jeune âge, elle tient tête aux hommes armés, se souvient-elle. Et peu importe comment s'est réellement déroulée la scène : on imagine facilement que la situation et toute la charge dramatique qu'elle véhicule, dans un contexte historique où la tension devait être à son comble, a pu marquer à vie la jeune protagoniste. Qui conclut : "Je n'ai jamais eu peur. J'ai toujours foncé de l'avant". Après avoir passé des heures sur les genoux de Marguerite Duras dans les cafés de Saïgon, c'est à Londres que quelques années plus tard l'action se déroule. Tandis qu'elle rate son Baccalauréat au Lycée français -nous raconte Wikipedia- un jeune dandy lui fait rencontrer dans son château... les Beatles et leur drôle de coupe de cheveux. Un crochet par Biarritz nous apprend que c'est dans la demeure du Marquis d'Arcangues -où Luis Mariano apparaît ponctuellement pour faire coucou- que contemplant un tableau de Francisco Goya -et n'allez pas imaginer une vulgaire reproduction accrochée au mur avec quatre punaises- que la future chanteuse choisit son nom d'artiste. "Ça m'a porté chance", dit elle aujourd'hui.
C'est toute la famille qui est maintenant réunie dans mes spectacles
Une légende. Avec ses millions de disques vendus, ses millions d'entrées dans les salles de concert les plus prestigieuse. Et sa renommée internationale : en 1991, juste après la guerre du Liban, elle est une des premières à se produire dans le pays, alors en ruines, avec un succès immédiat. "Ça fait 20 ans que je vais à Beyrouth. Les gens m'adorent là-bas. J'y retourne en mars, devant des milliers de personnes" (avant de continuer en Belgique en avril et d'enchainer 6 dates en France en mai). Dans les années 80, elle réalise une tournée promotionnelle en Espagne, sur les plateaux de télévision. "J'avais un disque traduit en espagnol, je m'en rapelle encore". Et de fredonner les paroles du "conejo que mató un cazador"... Au début des années 2000, la chanteuse connaît un revival inattendu avec des tournées programmées dans toute la France, dans les boîtes de nuit, et une communauté gay qui lui donne une seconde vie. Entrepreneuse et battante comme elle a toujours su l'être, l'interprète reprend du service, avec un spectacle où désormais accourent les plus jeunes... tirés de la main des parents. "Ils se souviennent de leur enfance : je leur ai donné du rêve, ils veulent partager ça avec leurs enfants. C'est toute la famille qui est maintenant réunie dans mes spectacles", s'attendrit Chantal Goya. "Je suis pas dans un fauteuil doré", commente-t-elle encore, "si je ne bosse pas, il n'y a pas de retraite". Entre les concerts, elle rentre à Paris, où elle affectionne particulièrement trainer dans les bistrots, dans son cher Pigalle, un stylo à la main. Elle observe, prend des notes, ne boit jamais d'alcool. "Je trouve que le monde est devenu triste, que les gens sont envahis d'interdits", constate-t-elle. "J'ai envie de leur dire : parlez-vous les uns aux autres, c'est important".