La capitale du Pérou est connue autant pour ses surfs et deltaplanes que pour le « mur de la honte », qui sépare, au sud, les zones misérables des quartiers élégants. Associations et ONG s’emploient à lutter contre les maux qui affectent les populations précaires, isolées et marginalisées, dans les quartiers sauvagement urbanisés de la ville tentaculaire.
Invasions et colonies comme mode de peuplement sur les hauteurs de Lima
Le ciel est bas, monotone, on ne sait pas si c’est matin ou après-midi. Ce sont des séries de collines poussiéreuses : le sol est de sable, il n’y a pas un brin d’herbe, juste de la poussière. Quelques moto taxis pétaradent. Les rues sont à peine des rues, ce sont des endroits par où l’on passe, contournant les maisons au hasard de leur construction. Pas d’eau courante, et les égouts sont aléatoires. Cette partie de Santa Rosa, à la géographie accidentée de collines désertiques qui culminent à 375 mètres, constitue une zone largement isolée, marquée par la carence de l’intervention publique. L’océan Pacifique est en bas, comme en bas aussi les services publics de base, municipaux et de l’État, les centres de soins, les transports publics. L’ensemble pourrait s’appeler un bidonville : ce sont des asentamientos, des « colonies », produits des invasiones, mode de peuplement de la ville de Lima depuis les années 1930.
« Les gens ne sont plus en lien avec les institutions », explique Agnès Friant qui dirige l’association Altiplano et qui s’associa au Samu social pour certaines opérations. Le long de la côte, vers le nord, toujours plus loin – et aujourd’hui Lima a plus de 10 millions d’habitants, soit le tiers de la population péruvienne – des familles s’installent venues des villages andins en proie à la pauvreté, ou bien de l’Amazonie, occupant des terrains désertiques et inhospitaliers, terrains vacants qui deviennent au bout d’une certaine période leur propriété. Maisons insalubres, travail rare, ressources aléatoires, promiscuité, tel est le résultat de cette urbanisation fatale dès lors que la capitale du Pérou concentre une grande partie de l’activité économique et politique du pays.
De 30 000 à 60 000 personnes vivent à Santa Rosa, dont la partie basse pourrait être dite balnéaire, pourvue d’espaces verts, mais dont les collines, occupées progressivement depuis 10 ou 15 ans, sont proprement inhabitables, jusqu’à ce qu’elles soient colonisées. Alors, peu à peu, très lentement, les institutions publiques finissent par penser à les rendre viables, dans un pays où l’investissement public est très faible. « On parle de lieux où domine l’informel, mais c’est une facilité de langage », nous dit Catherine Louviot (ancienne directrice du Samu social Pérou). Les asentamientos ont leur propre organisation d’autogestion, très structurée, des représentants élus, et la culture communautaire péruvienne, fondamentale, est ce qui permet de contenir un peu les ravages de la délinquance, de la misère et de la violence, et de constituer des réseaux de solidarité.
Maraude psycho-médico-sociale : redéfinition de la mission
C’est à Santa Rosa que le Samu social Pérou, constitué comme association civile, concentre aujourd’hui l’essentiel de ses interventions dans ce pays. Membre du Samu Social international, créé en France en 1998 par Xavier Emmanuelli, il y est actif depuis 2004, date à laquelle, à la demande d’Eliane Karp, épouse du Président de la République Alejandro Toledo, il s’implante à Huaycán, autre asentamiento cette fois-ci à l’est de Lima, dont l’ancienneté est plus grande – et qui a été le théâtre d’événements très violents durant la période du Sentier lumineux.
Le Samu Social international, qui se déploie sur 16 pays, n’a pas d’autre enracinement en Amérique latine. Le dispositif des Samu sociaux, fondé sur l’urgence et la prévention, et axé sur la mise en place d’une intervention psycho-médico-sociale avec des objectifs de lutte contre l’exclusion, entre interventions d’urgence et prévention, ainsi que de réparation du lien avec les instances publiques, paraît pouvoir répondre aux nécessités des bidonvilles de Lima, avec leurs problématiques de misère et de désaffiliation. Les premières interventions sont conçues donc sur le modèle de ce qui est réalisé en France depuis 1994 et dans de nombreux autres pays du monde : maraude d’une équipe d’EMA (équipe mobile d’aide, constituée d’un chauffeur, d’un coordinateur, d’un psychologue et d’une nutritionniste suivant les cas) qui va à la rencontre des personnes vivant à la rue et leur propose un hébergement d’urgence et un travail pluridisciplinaire de reconstruction, à plus long terme.
Des conventions sont signées avec la municipalité d’Até (dont dépend Huaycán) pour mettre en place cette maraude, mais il apparaît que Huaycán demande un autre type d’intervention, diagnostiquée en partie par la mairie. « Nous avons fait une étude de trois mois, conclue par un diagnostic ; il fallait réorienter la mission », dit Catherine Louviot.
La sensibilisation des dirigeants communautaires
Le Samu social Pérou, qui s’organise autour de son comité de direction indépendant de Paris, va donc adapter les principes du SSI, déclinés dans sa charte déontologique, pour répondre à des besoins spécifiques des populations vulnérables. En effet, les asentamientos de Lima sont moins concernés par la problématique de personnes à la rue que par la prévalence de la violence sur les femmes, dans un cadre de violence généralisée et structurelle, au Pérou et en particulier dans les Andes, et c’est sur cette question que le travail va se concentrer, en liaison et en partenariat avec différents acteurs publics, jusqu’à la création d’un centre d’hébergement de jour pour les femmes victimes de violence. Après Huaycán, à la demande de la municipalité de Santa Rosa, le Samu Social lance en 2013 un travail analogue dans cet autre asentamientos, avec aussi un accent particulier sur la problématique de l’anémie qui touche gravement les enfants.
Avec la reformulation des missions vers les vulnérabilités les plus importantes des asentamientos, produits de migrations intérieures extrêmement difficiles, le Samu Social Pérou démontre la flexibilité et l’adaptabilité des principes fondateurs du Samu social international, en relation avec les besoins réels des populations. Il constitue ses propres modules de formation, en interne, et assure des parcours professionnalisants, tout en s’appuyant sur des universités et des volontaires, à condition qu’ils puissent demeurer plusieurs mois. Il s’adapte également de façon singulière à la culture péruvienne, fondée sur l’entraide et l’esprit de communauté. L’intervention qui est massivement adressée aux individus dans les autres pays se déploie à Lima en direction des familles et des communautés, par un travail de sensibilisation des représentant communautaires chargés de relayer l’information et de participer au dépistage. Des promoteurs et promotrices de quartier ont ainsi été suscités, qui accompagnent et orientent de façon efficace la maraude ; « Ils sont les mains, les oreilles et les yeux des équipes mobiles », explique Rocio Vidalón Ugarte. Ils soutiennent également les actions d’information, dans les marchés et dans les écoles, ainsi que dans le cadre des soupes populaires qui se sont créées spontanément avec le covid et dont les leaders sont investies d’un rôle central dans le développement post-covid de la mission.
Covid et urgence humanitaire
Le sens de l’urgence humanitaire sous une forme plus classique a fait cependant retour avec le covid, dans ces quartiers extrêmement affectés par la maladie et le confinement, la perte des ressources économiques. Sans renoncer à son travail sur la violence et sur l’anémie, décuplés dans la situation d’urgence sanitaire et l’angoisse pandémique, le Samu social Pérou a fourni de l’aide alimentaire, aidé au transport vers les centres de santé (le plus proche avait fermé avec la pandémie), fourni des bouteilles d’oxygène. Car à l’anémie s’est ajoutée la faim, pour ces familles à présent sans revenus, dans une zone où n’intervient aucune autre ONG. La première urgence était et reste celle de la survie. Jusqu’à aujourd’hui, les différents projets pour le futur sont paralysés par la situation d’urgence née du covid. « Et la tuberculose est réapparue ; des gens sont morts de maladies non soignées à cause de l’urgence covid », explique Rocio Vidalón Ugarte.
Un capital social : la confiance
Les populations ne perçoivent pas l’origine « française » du projet, alors que cette caractéristique est cependant très importante à la fois pour générer de la confiance auprès des institutions, construire des synergies avec elles, ainsi que dans les campagnes de collecte de fonds. Cette dimension se mesure cependant à la « laïcité » du projet, là où souvent ce sont des églises évangéliques ou autres groupes religieux qui proposent de l’aide ; la confiance vient de ce que le Samu Social est apolitique et ne sert pas de couverture à d’autres projets. Le travail en direction des femmes ne s’accompagne pas d’un engagement féministe ou politique – par exemple sur le patriarcat, les rôles dans les familles ou les « masculinités toxiques », mais apporte des réponses psycho-médico-sociales pour restituer l’estime de soi qui rend capable de lancer des démarches.
Cette neutralité idéologique, associée à la capacité d’identifier les situations, ainsi que les réalisations (dans le traitement de l’anémie par exemple) dégage un important capital social. Le travail d’articulation avec les institutions publiques péruviennes est fondamental : ramener les gens vers les services, recréer la confiance, à l’inverse orienter les services vers les personnes les plus exclues, et impliquer les membres des communautés vers leur propre prise en charge. La directrice du Samu social est péruvienne, les personnels également ; les financements sont largement dépendants des grands groupes français (AFD, Fondation Air France, Vinci, Loréal). Cependant quand David Tejada de Rivero, ancien sous-directeur de l’OMS, a pris la vice-présidence du Samu Social Pérou, cela a permis de grandes avancées.
Cet article, conçu grâce à de longues et généreuses conversations avec Agnès Friant Seigneurie, présidente du Conseil de direction du Samusocial Perú, Catherine Louviot, son ancienne directrice, et Rocío Vidalón Ugarte, rappelle qu’il est difficile d’être à la fois sur le terrain et dans la communication.
Rédactrice : Sylvie Taussig, écrivaine et chercheuse au CNRS. Dernières publications : Richelieu (Gallimard, Collection Folio biographies, 2017) ; Sous le nopal (Jingwei éditions, 2017) ; Le Système du complotisme (Bouquins, 2021)