C’est la série à ne pas manquer en ce moment sur Netflix. Plus de 1,6 millions de vues dès la première semaine de diffusion, classée dans le top 10 des séries non anglophones de la plateforme, Gadis Kretek ou Cigarette girl (en anglais) créé l’événement en Indonésie.
Les cinq épisodes d’une heure environ chacun de Gadis Kretek nous plongent dans l’Indonésie des années soixante au coeur de la région de Kudus non loin de Semarang, bastion à l’époque des producteurs de kreteks. Nous y suivons l’histoire d’amour pleine de rebondissements entre Raja, employé d’une entreprise familiale de cigarettes aux clous de girofle, et Dasyiah alias Jeng Yah, la fille du propriétaire. Au-delà de la romance parfois un peu cousue de fil blanc, mais à laquelle on se laisse prendre, cette série mérite l’attention car elle raconte le combat de l’héroïne contre le patriarcat et l’émancipation des femmes indonésiennes. Elle jette également la lumière sur l’Histoire souvent méconnue de l’industrie du tabac en Indonésie et sur certains événements dramatiques du pays comme les purges anti-communistes qui ont fait plus de 500 000 victimes entre 1965 et 1966.
Gadis Kretek est basé sur le roman éponyme de Ratih Kumala salué par la critique au moment de sa sortie en 2012. La série co-écrite par l’auteure du livre a été réalisée par un couple de cinéastes indonésiens talentueux, Kamila Andini (The mirror never lies ou Yuni) et Ifa Isfansyah (Sang Penari) qui ont souhaité donner à leur oeuvre une dimension sociétale et historique.
« Il y a beaucoup de choses qui sont abordées dans cette histoire d’amour (…) C’est en effet une histoire d’amour mais c’est bien plus que cela (…) » soulignait récemment Kamila Andini dans une interview donnée à Variety.
Une héroïne en lutte contre le patriarcat
Gadis Kretek est ainsi le portrait d’une femme fascinée par les kreteks qui veut exister dans un monde dominé par les hommes. Dans la série, le laboratoire où sont élaborées les saveurs des cigarettes est interdit aux femmes même pour Dasyiah, la fille du propriétaire, sous prétexte que leur simple présence pourrait donner un goût amer au tabac. L’héroïne habitée par sa volonté farouche de créer de nouvelles saveurs va défier ces croyances séculaires et la domination masculine. « Je voulais faire le portrait d’un personnage pas seulement comme femme du passé mais qui soit aussi pertinent aujourd’hui », précise Kamila Andini toujours dans Variety. Un combat mené tout en douceur mais avec détermination par Dasyiah incarnée à l’écran par la star indonésienne Dian Sastro (Aruna et Her Palate), meilleure actrice au festival du film de Deauville en 2002 pour son rôle dans Pasir Berbisik.
Avec le succès de la série, les réseaux sociaux se sont emparés du phénomène Gadis Kretek. Si certains voient dans le personnage de Dasyiah une héroïne qui traverse les époques, d’autres dénoncent une glamourisation de l’industrie du tabac. « C’est terrible car cette nouvelle série va pousser des jeunes à fumer », a ainsi posté @ObiWan_Catnobi un abonné X (anciennement twitter) le 4 novembre dernier. Post vu plus de deux millions de fois et liké près de six mille fois. Des acteurs de santé publique s’inquiètent aussi des effets sur la consommation de tabac de la série. C’est le cas de l’Association of Public Health Experts’ Tobacco Control Support Center (TCSC IAKMI) qui salue la qualité cinématographique de l’œuvre mais qui juge inopportunes les scènes où les acteurs fument (il est vrai qu’ils ont une kretek à la bouche sur quasiment tous les plans!). L’association redoute que cela affaiblisse leurs efforts de prévention à l’égard des jeunes. Les auteurs de la série ont cependant pris soin d’introduire dans les dialogues et certaines scènes plusieurs messages dénonçant les méfaits du tabagisme.
L'histoire méconnue des kreteks
La série permet aussi de mieux connaître l’histoire de la kretek intimement liée à celle de l’Indonésie. Savant mélange de tabac, de clou de girofle et d’une « sauce » (saus) aromatique, elle a été élaborée dans un but médicinal au début des années 1880 par Haji Jamhari qui souffrait d'asthme. Selon lui, l'eugénol contenu dans le clou de girofle pouvait en se diffusant dans les poumons soigner cette pathologie. La science a depuis démontré le contraire et estime même que les kreteks pourraient être encore plus nocives que les cigarettes classiques en raison des nombreux produits additifs qui y sont ajoutés.
La commercialisation à grande échelle des kreteks s’est faite à partir de 1906 avec un certain M. Nitisemito qui a eu l'idée d'emballer les cigarettes et de les vendre sous un nom de marque défini.
Par la suite, il y aurait eu jusqu’à 730 producteurs différents avant que le marché se concentre dans les mains de quelques entreprises à la fin du 20ème siècle.
La série Gadis Kretek raconte cette épopée à travers la rivalité parfois violente entre les producteurs de cigarettes. Le père de Dasyiah qui produit les Merdeka affronte un concurrent sans vergogne qui vend les Proklamasi. L’intrigue se noue autour d’un village imaginaire appelé block M que certains identifient comme la ville de Muntilan non loin de Magelang dans le centre de Java connue pour avoir été le lieu de production de nombreuses usines de kreteks.
Une période trouble de l'Histoire indonésienne
Gadis Kretek évoque aussi une période beaucoup plus trouble de l’Histoire indonésienne qui sert de toile de fond à l’un des rebondissements du troisième épisode: les exactions commises contre les sympathisants du parti communiste indonésien (PKI). Le 30 septembre 1965, une tentative de coup d’Etat contre Soekarno est déjouée et fait plusieurs victimes dans l’état major de l’armée. Les communistes sont très vites accusés et Soeharto qui est alors chef des armés conduit pendant plusieurs mois une vaste purge contre les militants réels ou supposés du PKI. Le bilan de cette macabre répression fait état de plusieurs centaines de milliers de morts. Une période longtemps occultée mais qui depuis quelques années commence à être étudiée plus en profondeur en Indonésie. « Nous faisons partie de la jeune génération et nous voulons des réponses sur ce qui s’est passé(…) En tant que pays, on entend toujours parler d’individu parti de rien et qui arrive au succès. Mais nous ne cherchons jamais à voir ce qui s’est déroulé dans le passé » tient à souligner Kamila Andini dans son interview donné à Variety.
Romance, oeuvre sociétale, thriller, épopée historique… les niveaux de lecture de cette série sont multiples et peuvent répondre aux aspirations d’un large public. C’est en tout cas une autre façon de découvrir cette Indonésie aux mille visages.