Un Français qui vit et travaille en Indonésie est confronté à un univers culturel différent du sien. Les différences culturelles influent sur les rapports au travail. La question qui se pose est celle de la connaissance, non seulement de la société et du monde du travail indonésien, mais aussi des conceptions respectives, indonésienne et française, d’un bon « vivre ensemble ». L’enjeu est en effet de parvenir à des rapports professionnels efficaces.
Dans le cadre d’une recherche de terrain, Hadjare Zerrad a interviewé des Français et des Indonésiens sur leur travail. Son objectif était de mieux comprendre l’environnement interculturel en Indonésie, la façon dont les Indonésiens travaillent et les difficultés auxquelles les Français sont confrontés.
L’analyse de ces entretiens révèle des malentendus et une méconnaissance de la société indonésienne, que nous illustrerons par les verbatims et exemples suivants.
Le rapport au travail
« [Les Indonésiens] sont des gens fainéants. Ils travaillent pour un salaire, mais ne vont pas travailler pour eux, pour leur évolution ou épanouissement personnel... Quand ils ont atteint les objectifs de la journée, ils s’arrêtent, ils ne vont pas faire d’heures supplémentaires pour économiser et améliorer leur vie. Ils prennent l’argent, rentrent chez eux, et dépensent tout. »
Au regard de cette affirmation, une recherche effectuée par Anda Djoehana pour le programme « Entreprises et Développement » de l'ESSEC sur les pemulung (ramasseurs de déchets) montre que ceux-ci épargnent, soit pour l’éducation de leurs enfants, soit pour monter une petite entreprise, soit encore pour acquérir un terrain ou construire une maison dans leur village d’origine.
La hiérarchie
« Les Indonésiens suivent parfois de manière absurde le principe de respect inconditionnel de la hiérarchie et de l’ancienneté. Les termes Ibu, Mas, Mbak, sont très connotés hiérarchiquement et socialement. »
En réalité, les termes Ibu(« mère »), Mas(« précieux » (frère)) et Mbak(« sœur respectée ») n’ont aucune connotation hiérarchique, ils expriment un souci inconscient de rapports proches et chaleureux qui semblent être une exigence sociale.
Une recherche d’Anda au sein de Total révèle une conception indonésienne du chef :« Le supérieur n’est pas un roi ! […] Si par exemple la décision concerne des choses sur lesquelles nous travaillons, il faut que toute l’équipe sache comment la décision est prise et pourquoi. »La société traditionnelle indonésienne est égalitaire.
Dans son livre "Indonesia Etc..." : Exploring the Improbable Nation, l’épidémiologiste américaine Elizabeth Pisani raconte ainsi sa méprise lors d’une réunion dans un village javanais, où elle avait cru que le chef était la personne la mieux habillée de la réunion, pour apprendre le lendemain qu’il n’était qu’un simple habitant.
Dans le contexte professionnel, un chef ne peut imposer sa décision à ses subordonnés. On attend de lui qu’il implique ses subordonnés dans la prise de décision, en plus de donner des instructions claires et d’être disponible en cas de problème.
Les rapports sociaux
« Les Indonésiens veulent éviter le conflit à tout prix. Ils ne savent pas dire « non » ou « je ne sais pas ». Ils ne parlent pas directement et franchement, surtout si c’est pour aborder des choses négatives. »
En fait, des Indonésiens peuvent dire la même chose des Français, comme cet ingénieur de Total : « Si c’est “oui”, [ils] ne veulent pas clairement dire “oui”, [alors que pour moi], c’est très important. »Dire clairement « oui » ou « non » n’est pas moins une attente indonésienne que française. La question est donc de savoir à quelles conditions des Indonésiens le feront. La recherche d’Anda montre que ce qui est attendu en Indonésie, ce sont des rapports ouverts, proches et chaleureux.
D’autres propos témoignent de malentendus ou d’une méconnaissance de la société indonésienne parmi lesquels la place de la femme en Indonésie, la langue indonésienne ou les Indonésiens d’origine chinoise.
Les propos cités expriment une vision essentialiste des Indonésiens, qui leur attribue des caractéristiques qui leur seraient inhérentes en tant que membre d’une société. Or, « les sociétés modernes sont caractérisées par une pluralité de valeurs et de façons de vivre».
Ces propos relèvent souvent de l’interprétation des situations, qui, d’après Philippe d’Iribarne, se fait à travers un cadre partagé par les membres de leur propre société. Cette notion est difficile à accepter : il est humain de penser que ce que l’on perçoit est la réalité. Cette interprétation se fait par « des chaînes signifiantes à travers lesquelles [cette] situation […] est associée, soit au péril, soit au salut » définis ainsi : « Dans chaque société, l’opposition entre deux expériences tient une place centrale. D’un côté, un péril particulier est perçu comme menaçant gravement chacun […] conduisant à un état catastrophique. De l’autre, des voies de salut sont vues comme permettant de conjurer ce péril. »
Ce qui caractérise la société française, c’est « la crainte d’une position servile » qui mène à interpréter les situations en termes de « rang », et peut provoquer des comportements que de nombreuses études qualifient d’« arrogants ». Dans la société indonésienne, le « péril particulier » est d’être confronté à quelque chose de « fermé ». C’est d’ailleurs cette crainte inconsciente qui mène à sourire à autrui pour signifier qu’on n’est pas « fermé ».
Il nous semble essentiel d’admettre qu’il peut y avoir des incompréhensions interculturelles, et d’en comprendre la cause. Il y va non seulement d’une amélioration des relations personnelles mais également de la bonne marche de la mission des expatriés.
A propos
Anda Djoehana forme à l’expatriation en Indonésie. Il est par ailleurs enseignant et chercheur en management interculturel. Sa recherche a comme terrain l’Indonésie, dans le cadre de l’équipe informelle de chercheurs « Gestion & Société » animée par Philippe d’Iribarne et Jean-Pierre Segal du CNRS, qui travaille sur les rapports entre la culture et le fonctionnement des organisations.
Dans le cadre de ses études à l’ESCP Europe, Hadjare Zerrad a effectué en 2017 un programme d’échange universitaire et a également travaillé à Jakarta. Elle en a profité pour effectuer une recherche sur le management français en Indonésie, à travers des interviews sur le terrain pour analyser l’environnement professionnel indonésien et la perception des français qui y évoluaient.