Depuis le 29 mai, alors qu’une prière musulmane a eu lieu dans Sainte-Sophie, la question du statut de ce monument rejaillit dans le débat public, créant de nombreuses tensions entre le pouvoir turc et une partie de la société civile, ainsi que les communautés chrétiennes turques, comme internationales.
Pour comprendre les enjeux du débat actuel autour du statut de Sainte-Sophie, il faut revenir sur son histoire.
Le statut de Sainte-Sophie dans l’histoire : de basilique à mosquée à musée
Le terme Sainte-Sophie, vient du grec « Hagia Sophia » (Ayasofya en turc), qui signifie « sagesse divine ». Les prémices de la basilique remontent au IVème siècle (sous Constantin), mais c’est au VIe siècle, sous l’empereur Justinien, que la basilique prend sa forme actuelle (la coupole, haute de 55m, date de cette époque - même si elle fut reconstruite plusieurs fois en raison de son endommagement par divers séismes).
En 1453, suite à la prise de Constantinople, la basilique est transformée en mosquée, et conserve son nom. Le sultan Mehmet II (le Conquérant), qui affectionnait particulièrement la basilique, ne lui a pas laissé subir le même sort que d’autres édifices chrétiens. Les décennies et siècles qui suivirent, de nombreux travaux furent effectués, minarets (notamment par Mimar Sinan), minbar, huit panneaux circulaires en arabe* (au XIXème siècle), etc.
En 1934, Mustafa Kemal Atatürk lui conféra le statut de musée, afin de « l’offrir à l’humanité », et fit retirer les huit panneaux circulaires (qui seront remis en 1951 par le gouvernement Menderes).
Depuis, Sainte-Sophie, lieu chargé d’histoire, n’est donc plus un lieu de culte, mais le symbole d'un équilibre fragile entre les différentes communautés religieuses du pays.
Une controverse récurrente
En 2012, des militants islamistes manifestent pour que le musée redevienne une mosquée** ; ils organisent une prière musulmane devant Sainte-Sophie. En 2013, c’est Bülent Arınç, vice-premier Ministre de l’époque, qui souhaite que cette transformation ait lieu. Ces déclarations valent aux autorités turques de nombreuses critiques, elles sont accusées, notamment, d’irrespect envers les communautés religieuses minoritaires turques. En avril 2015, une lecture du Coran a lieu dans Sainte-Sophie, pour la première fois en 85 ans ; pendant le Ramadan 2016, un appel à la prière est fait depuis l'enceinte du musée.
En 2005, 2008, 2012, 2015 et 2016, une Association (islamiste) qui oeuvre pour la préservation des biens historiques, a introduit, devant le Conseil d'Etat turc, plusieurs demandes d'annulation de la décision du Conseil des Ministres de 1934, signée par Atatürk***. La plus haute juridiction de l'ordre administratif se prononcera le mois prochain sur la dernière demande (de 2016).
En mars 2019, au beau milieu des élections municipales, le Président Erdoğan déclare que le « temps est venu pour l’ancienne basilique de redevenir mosquée », jugeant que sa transformation en musée était « une erreur », et annonce à ce moment-là attendre la fin des élections avant de prendre sa décision sur le statut de Sainte-Sophie. L’UNESCO déclarera alors qu’une décision concernant le monument, classé à son patrimoine mondial, devra être présentée et faire l’objet d’une approbation dans le cadre d'une réunion du Comité du patrimoine mondial.
La prière contestée du 29 mai 2020 : relance du débat
Le vendredi 29 mai, alors que les mosquées rouvrent après plusieurs semaines de fermeture en raison de la pandémie de Covid-19, la Turquie célèbre le 567ème anniversaire de la prise de Constantinople par Mehmet II. A cette occasion, la récitation d’une sourate a été organisée dans Sainte-Sophie avec un imam, en compagnie du Ministre de la Culture et du Tourisme, Mehmet Nuri Ersoy, et du Président Erdoğan en visio-conférence.
Suite à cette prière, le Président Erdoğan remet au goût du jour la question du statut du musée, c’est ainsi que le débat politique et religieux est relancé, une énième fois, avec les tensions qui l’accompagnent.
Réactions de la communauté internationale
En plus des réactions des défenseurs turcs de la laïcité, qui reprochent à Ankara de vouloir rompre avec l’héritage d’Atatürk, de tuer l’héritage chrétien du pays et d’attiser les tensions avec les minorités religieuses turques, les réactions internationales ne se sont pas fait attendre. La Grèce et la Russie, entre autres, ont exprimé leur préoccupation quant à cette initiative qui remettait en cause le passé chrétien d’Istanbul.
Le porte-parole du gouvernement grec, Stelios Petsas, a déclaré que Sainte-Sophie est un « monument mondial du patrimoine culturel », qui ne doit pas être instrumentalisé.
Le métropolite Hilarion de Volokolamsk, Président du département des Relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, a rappelé que pour des millions de chrétiens dans le monde entier, en particulier pour les orthodoxes, Sainte-Sophie est le symbole de Byzance, et le symbole de l'orthodoxie. C'est pourquoi, selon lui, toute tentative de modification du statut actuel de Sainte-Sophie, entraînera une dégradation des fragiles équilibres interconfessionnels et interreligieux qui existent aujourd'hui.
Le Ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, a pour sa part annoncé, le 11 juin, que le statut de Sainte-Sophie n’était pas un sujet international, mais une question de souveraineté nationale, soulignant que personne ne devrait faire de commentaires sur la liberté de religion en Turquie.
Ainsi, plusieurs questions se posent : si le musée devient mosquée, que vont devenir les mosaïques chrétiennes ? Seront-elles recouvertes par des panneaux blancs, comme c’est le cas à Sainte-Sophie de Trabzon (où des draps cachent une partie des fresques) ?
Sainte-Sophie est le deuxième lieu touristique le plus visité de Turquie (juste derrière Topkapı) avec plus de 3,7 millions de visiteurs en 2019. Si le musée devient une mosquée, l’entrée sera gratuite, ce qui représente un manque à gagner considérable pour le pays, surtout à l’heure de la crise sanitaire, doublée d’une crise économique…
En novembre 2019, le Conseil d'Etat a ouvert la voie à la transformation de Kariye (Saint-Sauveur-in-Chora - musée depuis 1945) en mosquée. Cette décision sera-t-elle un précédent pour Sainte-Sophie ? La décision du Conseil d’État est attendue le 2 juillet.
* Où sont écrits les noms d’«Allah», du prophète Mahomet, des quatre premiers califes, ainsi que des deux petits-enfants de Mahomet.
** A noter aussi qu’à cette époque, deux autres anciennes églises, toutes deux appelées Sainte-Sophie, une à Trabzon (Nord-Est), une à Iznik (Ouest) sont devenues des mosquées, respectivement en 2013 et 2011.
***A ce sujet, une polémique est née ces jours-ci quant à l'authenticité de la signature d'Atatürk.