(Publié une première fois en novembre 2019, mis à jour en janvier 2022)
La nuit est tombée sur Istanbul. Dans une rue parallèle à la grouillante avenue İstiklal de Beyoğlu, un attroupement se forme tous les soirs devant la porte de Hayata Sarıl, un restaurant pas comme les autres... Jeunes et moins jeunes, la plupart fort discrets, attendent de pouvoir manger un repas chaud et trouver là des sourires, un mot gentil, une attention, un peu de cette chaleur humaine qui manque cruellement au quotidien des SDF.
Parmi eux, un homme d’une quarantaine d’années, grand, mince, aux yeux bleus et aux cheveux longs peu soignés côtoie une personne effacée qui porte jour après jour le même pull bleu. Un autre habitué, au manteau gris sombre et à la barbe jaune, vient toujours avec sa guitare qu’il pratique depuis 40 ans, emballée dans un sac, sans doute son seul bien. Un bonnet surmonte un visage jovial, une casquette de marin recouvre la tête d'un homme aux rides marquées, portant une queue de cheval de couleur grise. Un jeune salue une bénévole pendant que cet autre, la trentaine, mange très doucement, le nez plongé dans son assiette. Un autre jeune qui a fait une prière avant d’entamer son repas allait repartir sans son sac en plastique. Dans l’entrée, une valise, un baluchon et une canne attendent leurs propriétaires respectifs. Quant à cet autre client du soir, un bâton l'aiderait à marcher plus facilement.
Après les périodes de confinement dûes à la pandémie, les bénéficiaires récupèrent désormais chaque soir un colis-repas chaud, la salle de restaurant étant trop petite pour accueillir autant de monde en respectant les règles sanitaires.
Depuis un peu plus de trois ans, pas moins de 116 484 repas chauds (comptabilisés au 31 décembre 2021) ont été servis tous les soirs à des SDF à raison d’une moyenne de 150/jour, 6 jours sur 7. Une vingtaine d’entre eux sont livrés quotidiennement dans une proche pension pour des personnes nécessiteuses ne pouvant se déplacer.
À l'origine du restaurant Hayata Sarıl, Ayşe, une femme de caractère
À l’origine de l’ouverture de ce restaurant qui fonctionne sous la forme d’un collectif associatif, Ayşe, une femme de caractère, généreuse et au sourire communicatif, dont la vie n’a guère été un long fleuve tranquille. Battue par son père, exclue par sa mère, violée à 9 ans par son oncle, vendue à 26 ans par son conjoint à une maison de prostitution, près de trois ans passés dans plusieurs des 63 maisons closes de Turquie qu’elle finit par quitter en 1996 au bout de la seconde tentative d’évasion. Un divorce en 2001, quatre mois et demi dans la rue à chercher sa nourriture dans les poubelles et à porter pendant 38 jours les mêmes sous-vêtements, des séjours dans des lieux aussi sordides qu’une charbonnerie... Ayşe a le choix : retourner dans l’univers des maisons closes ou rester dehors et lutter. Elle choisit de se battre au nom de la dignité humaine et en la matière, elle sait de quoi elle parle…
En 2007, avec le soutien de l’association Şefkat-Der qui oeuvre pour les hayatsız kadın, les “femmes sans vie” des maisons closes, ainsi que pour les pauvres et les sans-abris, elle est candidate aux élections législatives. En 2014, elle propose à cet organisme d’instaurer une distribution de soupe nocturne aux SDF de Cihangir, du parc Gezi, de Tophane et Beşiktaş, service qu’elle assure durant deux ans, se battant en même temps contre un cancer.
Un autre projet germe et prend forme. Finalement, le 2 novembre 2017, le restaurant Hayata Sarıl, à savoir “Enlace la vie”, et dont la devise est “iş, aş, yaşam”, autrement dit “du travail, à manger, une vie” ouvre ses portes. Pour la première fois de sa vie, Ayşe est assurée sociale…
Sur la vitrine, quelques mots en couleur donnent le ton de l’ambiance des lieux : respect, confiance, espoir, vie, présence, affection, joie, liberté...
Dans la salle, plusieurs tableaux noirs attirent l’attention. Y figurent notamment les informations actualisées régulièrement sur le nombre de repas servis, les autres services offerts tels que du soutien psychologique, des formations professionnelles ou comment tenir un budget quand les ressources sont minimes.
Un restaurant qui vit grâce à des sponsors...
Un autre panneau indique le nom de certains des sponsors qui soutiennent Hayata Sarıl. Chacun participe à sa façon : l’un prend en charge une partie du loyer, une société d’assurance celle des locaux, des entreprises ont fourni le mobilier, la vaisselle, une autre offre toutes les semaines les décors végétaux pour égayer les lieux, etc.
Parmi la trentaine de sponsors, le groupe d’hôtels Radisson apporte une contribution mensuelle depuis mai 2019 en envoyant un jour par mois une équipe différente. Le 22 novembre 2019, c’est au tour de Radisson Résidences à Sariyer d’investir les lieux avec une équipe de huit personnes : deux chefs cuisiniers, du personnel de service et la directrice générale. Ce jour-là, un menu fixe composé d’une soupe, d’un plat et d’un dessert préparés par les chefs dans leur cuisine, apportés et servis à Hayata Sarıl. Le repas est le même pour les clients du jour et du soir.
Le restaurant travaille aussi avec l’association Tider qui œuvre pour les besoins de première nécessité. Ainsi, depuis son ouverture, plus de 4100 kg de fruits et légumes invendus ont pu être récupérés avec le soutien de supermarchés locaux. Triés par Ayşe et son équipe, tout ce qui est consommable termine dans les marmites et les assiettes servies en soirée.
...et fonctionne grâce à des bénévoles
Plus de 600 bénévoles aux profils variés ont franchi le seuil de Hayata Sarıl pour apporter leur contribution en cuisine, à la plonge ou au service. On y croise des étudiants, mais aussi une fois par semaine un imam du quartier ou encore Beyazıt, 55 ans, un homme originaire de Gaziantep, au visage doux et souriant apportant son aide 4 à 5 fois par semaine. Depuis 25 ans, il vend des lahmacun, sorte de pizza turque, qu’il propose les week-ends dans les rues du quartier de Kumkapı. Il y a vécu pendant plus de 10 ans au-dessus du four d'où sortent ces encas. Il y a 5-6 ans, le bâtiment est démoli et il perd à la fois son petit boulot et son toit. Beyazıt est alors contraint de passer presque trois mois dans la rue. Le four ouvre ailleurs plus tard et l’activité du week-end peut reprendre pour le vendeur ambulant qui apprend dans le journal l’existence de l’association Şefkat-Der. Il s’y rend pour recevoir une soupe, loge près de six mois chez eux et devient bénévole pour la distribution de soupe nocturne avec Ayşe. Depuis deux ans, il vit dans une pension de Beyoğlu pour 400 TL/mois, soit la totalité de ses revenus en vendant ses lahmacun.
Serkan, 39 ans, salarié à Hayata Sarıl depuis quatre mois et demi comme cuisinier, est un ancien SDF. Il y a 14 ans, la maison où il vit à Kayseri, sa ville d’origine, est détruite et il se retrouve dans la rue pendant 18 mois avant de venir à Istanbul en 2007.
Pendant les six premiers mois de son existence stambouliote toujours dehors, il ne parle à personne ; il en veut aux gens, à la vie, à la terre entière… Un jour, sur la place de Bakırköy, il entend un garçon jouer de la guitare et chanter pour gagner quelques sous. Le gamin vient vers lui et lui demande une pièce en échange d’une chanson… Serkan, qui par le passé, faisait de la musique et chantait très bien propose au jeune de jouer un air et va l’accompagner en chantant… Le duo fait recette et pendant plus d’un an, ils vont ainsi faire la manche en musique ensemble.
Serkan crée ensuite un groupe de musique avec qui il tourne durant un an en vivant toujours dans la rue. Après un séjour de plusieurs années à Antalya comme SDF, il revient à Istanbul en 2007. Pour survivre dans ces rues qu’il fréquente jour et nuit, il collecte des boîtes de boissons qu’il revend, chante et joue un peu de musique dans l’un ou l’autre bar. Il fait partie des premiers fidèles “clients du soir” de Hayata Sarıl et est finalement devenu le 6ème SDF à bénéficier d’une formation de cuisinier. Depuis ce pas de géant, Serkan loue une petite chambre, un second pas important pour une vie plus digne.
Elçin, l’ancienne jeune et laborieuse présidente de l’Association Hayata Sarıl explique que son but n’était pas seulement d’apprendre à pêcher le poisson qui va nourrir mais aussi à apprendre à le cuisiner, à le servir, à gagner sa vie, et ainsi ne plus être condamné à juste manger du poisson. L’idée n’est pas de donner et faire à la place de, mais d’accompagner ceux dans le besoin, être à leurs côtés pour remonter ensemble, pas à pas, les marches dégringolées. Le plus grand besoin, selon elle : "Que les gens qui passent dans la rue se rendent compte que certains y vivent." Personne n'est en effet à l'abri de s'y retrouver un jour...
Toujours plus de projets pour l'avenir...
Les projets d’Ayşe ne tarissent pas : fin 2019 - début janvier 2020, l’association pensait ouvrir à Beyoğlu des douches et une laverie destinée aux sans-abris et où seront employés trois SDF, mais la pandémie en a décidé autrement.
Un autre objectif d'envergure est programmé pour 2024, à savoir la création d’un centre de réhabilitation. Son but, soulager ces âmes meurtries - 80 % ont vécu un traumatisme dans leur vie - à l’aide d’un traitement et d’un appui psychologique mais aussi accompagner durant un an les personnes à se réinsérer dans le monde du travail. Il leur sera proposé, entre autres, de se remettre à la tâche dans un emploi qu’elles occupaient avant leur descente aux enfers.
La dignité humaine a trouvé une ambassadrice de choc en la personne d'Ayşe, qui témoigne de la possibilité de s’en sortir avec l'aide de mains tendues croisées sur la route de la vie.
Retrouvez Ayşe dans le reportage "les SDF du Bosphore", sorti fin décembre 2021 sur Arte.
Et vous qui venez de lire cet article, avez-vous réfléchi à ce que vous faites ou ce que vous pouvez faire pour également tendre une main ?
Plus d'informations :
Hayata Sarıl lokantası - Kurabiye Sokak No 3/1 Beyoğlu/İstanbul - Tél. 0553 913 13 50
Ouvert tous les jours de 11h à 18 h30 (sauf les dimanches)
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Article à retrouver sur le blog de Nathalie Ritzmann.