A Constantinople, quand les impératrices n’étaient pas issues de la famille impériale, elles choisissaient un nom de règne. Le prénom Hélène dans la dynastie était fort apprécié, en raison de sa référence à la mère de Constantin, le premier empereur chrétien de l’empire romain, qui lui démontra sa reconnaissance à travers des titres honorifiques et des bâtiments à sa gloire. Le prénom Théodora fut également assez souvent utilisé ; la première à le porter est toujours connue au XXIème siècle, de par sa formidable ascension depuis la scène de l’hippodrome jusqu’à sa loge impériale. Eudoxie aussi faisait partie des prénoms appréciés, il était synonyme de beauté et d’élégance. Quant à celui d’Irène, peut-être est-ce, plus que les autres, celui qui reflète des personnalités très différentes et étonnantes dans leurs façons de régner.
Certaines des figures féminines des familles impériales de Constantinople ont eu des destinées étonnantes, peu connues parfois. Mais elles ont marqué l’Histoire par leurs actions, ou la construction d’édifices.
Parmi les impératrices portant le prénom d’Irène, connaissez-vous celle mariée à douze ans, veuve à seize, qui décida de rentrer dans les ordres pour le restant de sa vie ? Elle s’appelait Irène Choumnos (1292-1360), religieuse sous le nom d’Eulogie, elle permit notamment la reconstruction du monastère du Sauveur Philanthrope.
Un mariage imprévu
Irène est la fille de Nicéphore Choumnos, un érudit dignitaire de la cour de Constantinople. Il sera durant plus de dix années le Premier ministre de l’empereur Andronic II. Même en espérant un mariage heureux pour sa fille, il n’aurait jamais cru qu’elle puisse devenir la belle-fille de l’Empereur romain.
Par un hasard de circonstances, Irène est promise au neveu de l’empereur Andronic II, l’empereur de Trébizonde Alexis II. En réalité, par ce mariage, l’empereur de Constantinople souhaite garder le contrôle sur son neveu dont il a la tutelle. Qui serait mieux placé que sa future épouse ? En effet, elle appartient à une famille fidèle à l’empereur qu’il honore également par ce geste. C’est aussi un projet d’Etat militaire : cette alliance entre Constantinople et Trébizonde pourra faire face aux nouveaux ennemis communs de plus en plus puissants, les Turcs.
Le basileus octroie le port des insignes royaux et les titres à la jeune fille, en même temps que l’annonce des fiançailles avec le prince Alexis II.
Mais pendant ce temps, Alexis se marie avec une autre. Caprice ou intention politique, Alexis, par ce mariage, déclare son indépendance face à l’empereur de Constantinople. Malgré l’insistance d’Andronic II, Alexis II ne change pas de position, reste marié à son épouse et garde le soutien de son peuple.
L’empereur, ne pouvant revenir sur sa parole de mariage à un membre princier, offre la main de son fils le Despote Jean Paléologue, fils d’Irène de Monferrat l’impératrice de Constantinople.
La jeune Irène est décrite comme "l’une des plus belles créatures de son temps", "jamais fille ne fut si bien citée", car le chronographe (d’après les écrits de G. Pachymérès-Pachymérès né en 1242, mort vers 1310 - homme d’Église, juge et professeur de droit, écrivain et historien de l’empire romain) nous dit "On n’avait pas coutume de marier si magnifiquement même chez des fils de roi".
Malheureusement, ce mariage avec le prince de Constantinople dure moins de quatre années. Jean Paléologue, alors préfet de Constantinople, décède en 1308 et Irène se retrouve veuve à 16 ans. L’impératrice Irène est discrète, instruite et très jeune. Elle ne peut trouver un meilleur parti et une désunion les déshonorerait, elle et les deux familles.
De l'impératrice Irène à l’abbesse Eulogie : un changement radical de vie
Après une période de tristesse et de deuil, Irène décide en premier lieu de distribuer une grande partie de sa richesse aux pauvres, en gardant suffisamment pour reconstruire magnifiquement le monastère où elle va se retirer. Irène prend le nom d'Eulogie en 1312.
Le monastère qu’elle choisit est celui du Sauveur Philanthrope (Sauveur ami des hommes). Son beau-père l’empereur accepte de lui céder les droits de patronat pour ce lieu. Il ne reste pas grande gloire à ces bâtiments, constitués d’une partie pour les hommes et d’une autre pour les femmes. Ce monastère se situe sur le versant de la mer de Marmara du Palais de Topkapi, au bord de l’eau, jouxtant les murailles de l’ancienne Constantinople.
Actuellement, n’est visible qu’une toute petite partie des restes du monastère du Sauveur Philanthrope. Ses fondations vont servir de base à la construction d’un kiosque appelé Incili Kosk en raison de son raffinement (Inci : perle en turc). Edifié en 1590, sur l’ordre du Grand Vizir du Sultan Murat III, Koca Sinan Pasa, et construit par l’architecte Davud Aga, l’apprenti du grand architecte Sinan, le Sultan l’apprécie beaucoup et aime s’y rendre régulièrement. La source de l’ancien monastère continuant à être protégée, est visitée et utilisée par les pèlerins jusqu’à l’insurrection des Grecs en 1821. Dans les années 1871, les travaux de la route ferroviaire endommagent beaucoup le kiosque, puis les travaux de l’avenue Kennedy dans les années 1950 finissent d’éloigner la source du bord de mer et font oublier les vestiges du kiosque et du monastère.
L’abbesse Eulogie, l’ancienne impératrice Irène, continuera après sa période de silence, à rester constamment informée des événements de la vie constantinopolitaine, lors de ses rencontres hebdomadaires avec ses connaissances du palais et ses proches. La jeune femme est très studieuse, elle est au premier plan quand les querelles théologiques éclatent. Elle entretient une correspondance avec les personnalités importantes, autant des théologiens que des historiens, de Théolepte de Philadelphie, Nicéphoras Grégoras… Elle soutiendra à travers ses convictions religieuses celles de la famille impériale des Paléologue. Ses parents intègreront également le monastère pour y finir leurs jours, son père dans la partie des hommes et sa mère auprès d’elle dans la partie des femmes.
Nous savons comment se déroulaient ses journées, "au bruit de la simandre, elle quitte sa cellule, les yeux à terre et l’esprit en la présence de Dieu ; parvenue au chœur, elle se garde, en attendant que la psalmodie commence, de causer avec sa voisine ; l’office commencé, elle fuit la distraction et fixe son attention sur ce qu’elle prononce. Au sortir de l’église, c’est le retour à la cellule et à l’occupation prescrite. À table, elle ne regarde pas ce qui est servi à la voisine et ne livre pas son esprit à de méchants soupçons ; elle tient ses yeux dans son assiette, et tout en prenant de bouche sa portion de nourriture, prête l’oreille à ce qui est lu. Levée de table, elle se rend à sa cellule, silencieuse et recueillie. Puis, le moment venu de rejoindre ses compagnes à l’ouvroir, pendant que ses mains travaillent, elle a soin de se taire et de remplir son esprit de la présence de Dieu." (Lettre de Théolepte de Philadelphie). Eulogie sort du monastère pour rendre visite aux pauvres, aux méprisés, aux malades, pour les délivrer de leur prison en compatissant à leur douleur, en leur conseillant doucement de réapprendre le chemin de l’église.
Eulogie apprécie toujours les scènes et la littérature profanes, ce qui lui vaut les hommages des grands de son époque, comme Manuel Philès, Matthieu d’Ephèse.
L’héritage laissé par Irène
Eulogie, l’ancienne impératrice Irène, s’éteint dans son monastère après y avoir passé plus de cinquante années. Elle l’a dirigé et organisé d’une main de fer, et aurait même voulu aller plus loin dans la ferveur et la pratique de sa religion si son mentor et ses habitants l’avaient suivie.
Elle permettra la sauvegarde de manuscrits par ses connaissances et sa volonté d’enrichir le monastère, à travers leur achat et la réalisation de leur copie. Eulogie restera dans la mémoire des Constantinopolitains comme la fondatrice du monastère, en lui donnant une deuxième vie et lui offrant sa gloire.
Grâce à cette jeune femme qui voua sa fortune et sa vie à la chrétienté, le monastère, aux bâtiments reconstruits, vit sa popularité et son attrait grandir. La population des religieuses atteignit le nombre de cent, ce qui était trois fois plus qu’avant la réorganisation du bâtiment.
L’Histoire a préféré nous parler plus souvent des hommes que des femmes. Je vous propose de découvrir à travers la vie des impératrices de Constantinople, leurs rôles, leurs traditions et les monuments qu’elles ont érigés dans le livre Constantinople sur les pas des impératrices.
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