Toutes les deux semaines, le jeudi, nous partons à la découverte des trois minorités officiellement reconnues en Turquie : les Juifs, les Arméniens et les Grecs (Rum).
Bien que ceux-ci représentent aujourd’hui moins de 1% de la population, ils occupent une place essentielle dans l’histoire de la Turquie et d’Istanbul, et ont laissé des traces dans le paysage de l’ancienne Constantinople. Une Istanbul cosmopolite qu’ils continuent d’habiter et de faire vivre. Découverte en huit étapes : aujourd’hui, les quartiers de Kumkapı et Samatya.
Épiceries ouzbeks et turkmènes, ateliers de textile bon marché, antennes paraboliques, ruelles animées bordées de maisons à encorbellement typiques du vieil Istanbul, dans un état de délabrement plus ou moins avancé : bienvenue à Kumkapı ! Ici se presse une foule bigarrée, venue d’Asie centrale, d’Afrique subsaharienne, d’Afghanistan ou de Syrie. Peu de touristes, si ce n’est le soir, attablés aux nombreux meyhane de la place centrale… Outre son atmosphère bouillonnante et cosmopolite, Kumkapı recèle pourtant quelques trésors, et notamment de superbes églises. Le quartier s’impose en effet comme l’un des centres historiques des Rum (Grecs) et, plus encore, des Arméniens d’Istanbul.
C’est au détour d’une petite rue calme, la Sevgi Sokağı, pourtant à deux pas de la très animée Türkeli Caddesi, que l’on perçoit au mieux l’importance de Kumkapı dans la vie de la minorité arménienne. Là, un imposant bâtiment en bois étrenne sa façade d’un blanc immaculé, en contraste avec la relative décrépitude des maisons environnantes : le patriarcat arménien de Constantinople (Türkiye Ermenileri Patrikliği).
Tête de l’église apostolique arménienne de Turquie, le Patriarcat, établi par le sultan Mehmed II quelques années après la conquête d’Istanbul, est installé à Kumkapı depuis 1641, et dans ses murs actuels depuis 1913 – les précédents édifices ayant été successivement ravagés par les tremblements de terre et les incendies. Autrefois responsable de toutes les affaires relatives à la communauté arménienne, l’institution ne dispose plus, aujourd’hui, que d’un pouvoir strictement délimité au domaine religieux ; mais elle n’en reste pas moins un pilier de la minorité arménienne d’Istanbul.
Outre les locaux de la principale autorité religieuse des Arméniens de Turquie, Kumkapı accueille également plusieurs églises et autres établissements liés à la minorité. En face du Patriarcat, à côté de Surp Asdvadzazin, l’église du Patriarcat, on peut notamment voir l’école primaire Bezciyan, dont le bâtiment fut érigé en 1830.
Kumkapı, toutefois, ne se limite pas à être un seul "quartier arménien". On y dénombre aussi deux remarquables églises grecques orthodoxes : Aya Kiryaki et Panayia Elpida.
Sans compter, disséminés ici et là au gré de votre promenade, plusieurs autres signes, discrets mais néanmoins visibles, laissés par les minorités grecque et arménienne dans ce vieux quartier stambouliote : autres petites églises retranchées derrière leurs enceintes, ou encore, si vous y prêtez attention, quelques inscriptions murales…
Mais la balade n’est pas terminée : elle se poursuit à présent juste un peu plus loin au bord de la mer de Marmara, à Samatya. Autre quartier historique de la minorité arménienne, et lieu initial d’établissement du Patriarcat avant que celui-ci ne soit transféré à Kumkapı. On y trouve, ici aussi, de petites rues bordées de vieilles maisons branlantes ainsi qu’une coquette place remplie de meyhane, ces tavernes autrefois exclusivement tenues par les non-musulmans et qui demeurent, aujourd’hui encore, en forte concentration dans les anciens quartiers juifs et chrétiens. Car à Samatya, comme à Kumkapı, ont cohabité durant plusieurs siècles différentes minorités, Arméniens et Rum en particulier. À ce titre, le quartier comprend cinq églises grecques orthodoxes qui valent le détour, dont Aya Nikola, Aya Mina ou encore Aya Yorgi.
Le nom même de Samatya vient d’ailleurs du grec psamathion ("sablière") – bien que Samatya ne soit plus, de fait, le nom officiel du quartier. En 1964, un décret et une directive ordonnent l’expulsion des citoyens grecs d’Istanbul ainsi que, de façon annexe, la suppression des noms de quartiers à consonnance "trop grecque". Alors que des milliers de Rum se voient contraints de quitter la ville, Samatya, de son côté, devient Kocamustafapaşa. Si Samatya n’existe donc plus administrativement, son usage, pourtant, persiste encore. Cette résistance de l’appellation en dépit des diktats administratifs doit en partie à la culture populaire : la série télévisée Ikinci Bahar, notamment, a largement contribué dans les années 1990 à populariser le quartier et l’imaginaire qui lui est associé.
De la présence rum à Samatya, il ne reste toutefois plus guère que ce nom et ces quelques églises. L’arrondissement de Fatih, comme le reste d’Istanbul, a connu depuis les années 1960 une mutation importante de sa population, marquée par le départ progressif des minoritaires et l’arrivée concomitante de migrants venus de différentes régions d’Anatolie. Samatya n’a pas échappé à ces bouleversements démographiques, même si le quartier abriterait encore plusieurs dizaines de familles arméniennes. Elément central de cette présence contemporaine des Arméniens à Samatya, le quartier compte deux établissements scolaires liés à la minorité : une école catholique arménienne et l’école Sahakyan Nunyan, qui accueille des élèves jusqu’à la fin du collège.
Enfin, la dernière étape du périple nous emmène juste au-delà des murailles de Yedikule, pour y découvrir deux autres hauts lieux des minoritaires d’Istanbul : l’hôpital rum de Balıklı et l’hôpital arménien Surp Pırgiç, vastes institutions inaugurées respectivement en 1793 et 1834, gérées sous forme de fondation ("vakıf") et comprenant chacune en leur sein une petite église.
Avant de continuer, la prochaine fois, encore plus bas le long de la mer de Marmara : au programme dans deux semaines, l’arrondissement de Bakırköy !