À Istanbul comme à Diyarbakır, les tribunes s’animent au rythme des sabots. Le cheval incarne la mémoire d’un peuple, sa fierté et sa fidélité à une tradition qui ne faiblit pas et fait toujours vibrer le pays.


Courses hippiques en Turquie : entre mémoire cavalière et ferveur populaire
Qu’ils soient assis sur des gradins à Istanbul ou debout derrière une barrière à Şanlıurfa, les amateurs de courses hippiques en Turquie ont tous le même regard : celui qui suit la piste jusqu’à la dernière foulée, sur la ligne d’arrivée.
À première vue, c’est un monde de paris, de vitesse et de chevaux lancés à pleine allure. Mais à y regarder de plus près, c’est autre chose qui se joue : un lien ancien, presque instinctif, entre un peuple et l’animal qui l’a longtemps accompagné.
Des steppes d’Asie centrale aux grandes plaines anatoliennes, le cheval a toujours fait partie du paysage turc. Monture des premiers empires nomades, force militaire sous les Ottomans, compagnon de travail dans les campagnes : il n’a jamais quitté l’histoire et les mémoires.
Aujourd’hui encore, il rassemble les foules et nourrit une passion populaire, vibrante, profondément enracinée.
Türkiye Jokey Kulübü : pilier institutionnel d’une passion nationale
Fondé en 1950, le Türkiye Jokey Kulübü (TJK) est aujourd’hui l’unique structure habilitée à organiser les courses de chevaux sur l’ensemble du territoire turc. Présent dans une quinzaine de villes, il gère les hippodromes, forme les jockeys, régule, encadre et structure un univers où tradition populaire et logiques économiques se croisent chaque jour.
Sous tutelle du ministère de l’Agriculture, le TJK bénéficie d’un statut hybride, à la fois privé dans son fonctionnement et public dans sa mission. Il administre les paris légaux, distribue les gains, veille à la traçabilité des chevaux et publie chaque année des statistiques détaillées sur l’activité hippique du pays. Il est aussi à l’origine de la création de centres vétérinaires, de haras nationaux et de programmes de reproduction visant à renforcer les lignées de chevaux de course, arabes et pur-sang anglais principalement.
En chiffres : le secteur hippique en Turquie
- 9.000 courses organisées chaque année
- 36 hippodromes dans 11 villes
- Près de 15 milliards de livres turques de volume annuel de paris
- Plus de 40 millions de livres redistribuées en prix
- Environ 70.000 emplois liés à la filière
- Deux races dominantes : pur-sang anglais et cheval arabe
Derrière cette mécanique bien huilée, une réalité : le TJK s’appuie sur un réseau de passionnés. Éleveurs, entraîneurs, parieurs, vétérinaires, personnel de piste… Tous contribuent à faire vivre une industrie à la fois sportive et culturelle. Avec plus de 9.000 courses organisées chaque année, des dizaines de millions de livres turques redistribuées sous forme de prix et des milliers d’emplois directs ou indirects, le secteur hippique dépasse le cadre du loisir : c’est un microcosme, discret mais solide, au cœur de nombreuses régions.
Veliefendi : l’hippodrome d’Istanbul au rythme de la foule et des sabots
À deux pas du quartier de Bakırköy, au sud d’Istanbul, se dresse l’un des lieux les plus emblématiques du sport hippique turc : l’hippodrome de Veliefendi. Inauguré en 1913, modernisé à plusieurs reprises, il est aujourd’hui le plus ancien et le plus grand hippodrome du pays. C’est ici que bat le cœur de la passion équestre stambouliote, entre ferveur populaire, chronomètres impitoyables et week-ends rythmés par le martèlement des sabots.

Veliefendi est un espace social à part entière. Les tribunes accueillent familles, habitués, turfistes aguerris et simples curieux, dans un mélange de générations et de classes sociales qu’on retrouve rarement ailleurs. L’entrée y est souvent libre, les prix modérés, les vendeurs ambulants sillonnent les gradins et l’ambiance, parfois électrique, n’a rien à envier aux stades de football. Pour beaucoup, venir à Veliefendi, c’est maintenir un rituel, retrouver une atmosphère et vivre l’adrénaline d’une course où le cheval reste la vedette.
C’est aussi à Veliefendi que se dispute chaque année le Derby de Gazi, créé en 1927 en hommage à Mustafa Kemal Atatürk, surnommé Gazi. Considérée comme la course la plus prestigieuse du pays, elle attire les meilleurs jockeys et des milliers de spectateurs.
Veliefendi condense en un seul lieu l’histoire, la passion et l’attachement profond des Turcs au cheval. Ici, plus qu’ailleurs, la piste raconte un peuple.
Une passion populaire, vivante et partagée
Au fil des décennies, les courses de chevaux se sont enracinées dans la vie quotidienne de la Turquie. Loin de l’image élitiste que le turf peut renvoyer ailleurs, elles conservent ici un ancrage populaire fort. Dans les tribunes, on croise d’anciens jockeys, des familles venues partager une sortie du week-end, des retraités fidèles à leurs habitudes et de jeunes adultes attirés par l’ambiance.
Cette mixité sociale s’explique par plusieurs facteurs : l’entrée dans les hippodromes est souvent gratuite ou très abordable, les paris légaux sont accessibles à tous et les infrastructures sont implantées dans des zones urbaines peu touristiques, mais très vivantes. Le cheval reste au centre de l’attention, dans un cadre qui mêle tradition, suspense et sociabilité.
Loin des projecteurs médiatiques, le public hippique turc forme une communauté discrète mais soudée. Certains suivent les performances des jockeys avec la même ferveur que d’autres suivent les clubs de football. D’autres viennent par habitude, pour le plaisir de voir les chevaux s’élancer, de vibrer le temps d’un sprint final. C’est une passion intergénérationnelle, transmise dans certaines familles comme une forme d’initiation, où l’on apprend à lire les cotes autant qu’à observer le galop.
Dans un pays où la pratique sportive reste inégalement répartie selon les régions et les milieux, les courses hippiques constituent un spectacle accessible, à la fois distrayant, codifié et profondément inscrit dans la culture locale. Une passion collective, vécue sans folklore, à l’écart du tumulte, mais bien vivante.
Entre éthique animale et avenir d’un secteur discret
Si les courses hippiques restent un loisir populaire et structuré en Turquie, elles ne sont pas pour autant exemptes de controverses. Comme ailleurs, la question du bien-être animal s’invite progressivement dans le débat. Accidents en piste, usage du fouet, conditions d’entraînement intensives : certaines pratiques sont régulièrement pointées du doigt par des vétérinaires, des journalistes spécialisés, ou des défenseurs des droits des animaux.
Officiellement, les instances comme le TJK affirment renforcer leurs contrôles et moderniser les protocoles sanitaires. Des vétérinaires sont présents sur chaque hippodrome, des examens médicaux sont imposés avant et après chaque course et des sanctions peuvent être prononcées en cas d’abus. Mais sur le terrain, les pratiques varient.
Le silence médiatique qui entoure ce milieu ne facilite pas toujours une prise de conscience à large échelle.
En parallèle, le secteur cherche à se réinventer. La numérisation des paris, l’amélioration des infrastructures, l’ouverture vers des courses internationales ou mixtes sont autant de pistes envisagées pour redynamiser un univers parfois jugé poussiéreux. De nouvelles générations de jockeys, souvent issues de formations encadrées par le TJK, arrivent également avec une vision plus technique, plus connectée et plus soucieuse de l’image du cheval.
Le monde des courses, longtemps resté à l’écart du tumulte, semble aujourd’hui à un tournant. Une lente mutation s’opère, silencieuse, presque souterraine. Encore faut-il qu’elle évolue sans se défaire de ce qui la fait vibrer, dans un monde qui, lui, change à pleine allure.
Une mémoire cavalière toujours en mouvement
Derrière les poteaux d’arrivée, les tribunes qui s’animent, les regards suspendus et la poussière soulevée par le galop, il reste autre chose : une fidélité. Celle d’un pays à son histoire équestre, à ses courses, à ses chevaux. En Turquie, la passion hippique ne s’exhibe pas, elle se vit. Elle traverse les générations, les classes sociales, les époques, à son propre rythme.
À l’heure où de nombreuses pratiques sportives se professionnalisent, se marchandisent ou se médiatisent à l’excès, les courses de chevaux, elles, poursuivent leur chemin discret, populaire, tenace. Comme un souffle ancien qui continue de résonner dans les gradins, bien après que la ligne a été franchie.
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