Le célèbre arrondissement de Beyoğlu, qui comporte 45 quartiers, dont plusieurs très habités par les étrangers, est d’une telle richesse historique et humaine, que deux volets lui seront consacrés.
Connu jadis, jusqu’en 1925, sous le nom de "Pera", désignant la partie "au-delà" de la rive nord de la Corne d’Or, il aurait pris son nom actuel signifiant "le fils du Bey" par référence à une anecdote datant de l’époque du sultan Soliman le Magnifique, selon laquelle Andréa Gritti, fils de l’ambassadeur de Venise et d’une demoiselle grecque, s’y était fait édifier une luxueuse demeure qui, par métonymie, désigna toute la zone dans le langage populaire… L’histoire du lieu est très ancienne puisque Théodose II y avait déjà élevé une forteresse et qu’au XIIIe siècle, les Génois y établirent une colonie et y construisirent, en 1348, la fameuse tour de Galata, et les murailles dont ne subsistent que quelques vestiges.
Le riche passé de Beyoğlu
Jusqu’à la moitié du XXe siècle, le quartier était essentiellement habité par des Levantins et des minoritaires, Grecs, Juifs et Arméniens, comme l’ont écrit les voyageurs en Orient, qui distinguaient "Stamboul", la péninsule historique des Turcs, de la "ville franque" de Pera, où se trouvaient les non-musulmans. En effet, c’est à Beyoglu que s’établit, au XVe siècle, la première ambassade étrangère, celle des Vénitiens, suivie par celle de la France en 1535, puis, peu à peu, par toutes les autres.
En 1804, la construction à Galatasaray de l’église Notre-Dame ou "Panayia" de Pera, amena de Fener les Grecs d’Istanbul, appelés "Rum" en turc, qui y fondèrent la communauté "Stravrodromi-Pera", y établirent des commerces et y édifièrent d’autres églises, en particulier celle des Saints Constantin et Hélène à Tarlabaşı, ou de la Sainte-Trinité, à Taksim. Mais le grand incendie de 1870 ravagea l’arrondissement, fit émigrer vers Şişli une partie de la population et entraîna la construction de nouvelles demeures, dont de somptueux hôtels, le Tokatlyan ou le Pera Palas et, au début du XXe siècle, une multitude d’immeubles Art Nouveau, qui font encore partie du riche patrimoine historique du quartier, comme Ragıp Paşa Apartman, le Cercle d’Orient devenu "Grand Pera", ou le très célèbre Mısır Apartman.
Ce fut la première Guerre mondiale et ses conséquences qui sonnèrent le premier coup de glas pour l’ancien Beyoğlu, qui se transforma au fil du départ progressif des minoritaires et perdit, après les tragiques événements de septembre 1955, son cosmopolitisme et son exceptionnelle mixité culturelle, dont une trentaine d’églises, une quarantaine de mosquées, une quinzaine de synagogues et une quinzaine d’écoles en langues étrangères, témoignent encore aujourd’hui.
La place de Taksim et le quartier de Gümüşuyu
Au XVIIIe siècle, l’emplacement correspondant à la place de Taksim tira son nom du terme turc "distribuer" ("taksim etmek"), à cause de la citerne qui servait à alimenter en eau le quartier.
Les historiens nous apprennent qu’à partir du sultan Soliman, pour éloigner les tombes des zones d’habitation, d’immenses cimetières de toutes les confessions religieuses se développèrent dans la zone de Dolmabahçe, remontant vers Taksim en passant par Ayazpaşa et s’étendant jusqu’à Harbiye, devant le Musée de l’Armée. De nombreux écrivains décrivirent ce "Grand Champ des morts", utilisé jusqu’en 1865, lorsqu’une épidémie de choléra décima les habitants et qu’on décida d’y interdire les inhumations et d’en supprimer progressivement les sépultures.
En 1806, Selim III fit réaliser, de l’autre côté de l’esplanade, l’immense "caserne des canonniers", devant laquelle Louis Blériot effectua deux vols en ballon- l’armée ottomane souhaitait en acheter-, en 1907, où il emmena le prince impérial Nureddin, et en 1910. Puis, en 1913, furent entrepris de grands travaux destinés à tracer des routes carrossables.
Mais ce n’est qu’en 1928 qu’apparut la place ressemblant à celle que nous connaissons, avec l’édification du Mémorial de la République, en hommage aux héros de la Guerre d’Indépendance, qui en est le symbole aujourd’hui.
Ensuite, en 1936, Atatürk chargea l’urbaniste français Charles Prost de la rénovation urbaine d’une partie de la cité, projet qui s’étendit sur une quinzaine d’années. À Taksim, c’est en rasant les derniers cimetières et la caserne qu’il créa le Parc de Gezi et de nouvelles zones d’habitations. Il traça aussi, à Gümüşuyu, la grande avenue Inönü, où se trouvaient déjà des bâtiments prestigieux, comme le Consulat d’Allemagne (1871), le célèbre immeuble Azaryan ou "Gümüşuyu Palas" et le légendaire Park Hôtel, détruit en 1986.
L’iconique "Istiklal Caddesi"
"Istiklal Caddesi" ou Avenue de l’Indépendance, est si célèbre qu’elle fit l’objet de multiples livres ; c’est pourquoi, il est malaisé de résumer en quelques lignes son histoire remontant au Moyen-âge. Elle revêt une importance spéciale pour les Français puisqu’elle accueille le Consulat de France et l’Institut français, placés dans l’ancien Hôpital français du Taxim, datant du XVIIe siècle, alors spécialisé dans le traitement de la peste, plusieurs fois rebâti et dont les bâtiments actuels furent construits en 1896 par l’architecte Carré.
Mais aussi, rue Tomtom, le Palais de France, siège de la représentation diplomatique française depuis Soliman le Magnifique, et dont l’édifice actuel fut construit à partir de 1839, sur les plans de Pierre-Léonard Laurécisque.
Quant à l’Avenue de l’Indépendance, jadis connue comme "Cadde-i Kebir" ou la "Grande Rue de Pera", elle fut longtemps considérée comme le cœur de Beyoğlu et symbolisa, après la Guerre de Crimée et jusqu’à la moitié du XXe siècle, la vie "à l’européenne", avec ses immeubles luxueux aux corridors souvent ornés de fresques, ses boutiques de luxe, sa multitude de cafés, restaurants, théâtres et salles de concert et de bal.
Tous les Stambouliotes venaient s’y divertir, d’autant plus qu’elle fut la première rue de la ville à profiter du modernisme, avec le tramway hippomobile (1871), les lampadaires à gaz (1873), la première ligne de métro (1875), les canalisations recevant l’eau du lac de Terkos (1883). Suite à la révolution d’Octobre, l’afflux des Russes blancs qui y ouvrirent des cabarets accentua encore sa popularité.
L’avenue se caractérise par sa trentaine de passages, dont une quinzaine sont très renommés, comme le passage de Roumélie, daté de 1894, dont l’entrée, ornée de riches bas-reliefs, affiche son nom en trois langues, le français, "Cité Roumélie", l’ottoman et le grec.
Ou le Passage d’Europe, que ses verrières et ses gracieuses cariatides ont fait surnommer "la galerie des glaces" ; le Passage Aznavour, regorgeant de boutiques de mercerie et colifichets ; le Passage Oriental, qui hébergea la Poste Française et la fameuse pâtisserie Marquise, désormais laissée à l’abandon ; ou le Passage Narmanli, richement restauré, pour ne citer que quelques exemples.
Après le départ des minoritaires, les bâtiments périclitèrent et l’avenue connut une période de décadence. Ce n’est que lorsqu’elle devint piétonne, en 1990, qu’elle retrouva peu à peu son lustre d’antan. Actuellement, une partie de ses anciens immeubles, enfin rénovés, accueillent des centres d’art et d’expositions, comme Salt Beyoğlu ou la Casa Botter, récemment inaugurée.
Et, avec ses magasins, ses centres commerciaux, ses galeries, ses cafés et restaurants, ses magnifiques églises, Saint-Antoine ou Santa-Maria Draperis, Istiklal Caddesi draine tant de monde qu’il est impossible d’y avancer sans fendre la foule…
L’immense chantier de Tarlabaşı
Au dix-neuvième siècle, le quartier de Tarlabaşı, avec ses étroites ruelles bordées de maisons à colombages, était habité par le personnel des ambassades environnantes et par des chrétiens de diverses obédiences, comme le montrent les nombreuses églises orthodoxes, syriaques, chaldéennes, melkites ou arméniennes. Y vivaient surtout des familles de la classe moyenne, les milieux aisés demeurant plutôt à Pera. Après 1955, le quartier, vidé de ses habitants d’origine, et en partie abandonné, se peupla d’émigrants pauvres venus des campagnes et changea définitivement de visage, d’autant plus que se mirent à y proliférer les endroits mal famés et la prostitution. Entre 1986 et 1988, 370 immeubles furent abattus des deux côtés du boulevard de Tarlabaşı pour tracer une large avenue. Cette transformation, très controversée, sépara les zones historiques de Beyoğlu et de Tarlabaşı, et le quartier se dégrada de plus en plus, au point que beaucoup de Stambouliotes n’osaient plus s’y aventurer.
Le projet de rénovation "Tarlabaşı 360", décidé en 2005, prévoyait d’en aménager trois zones sur vingt-mille mètres carrés en réhabilitant ou reconstruisant les immeubles les plus dégradés.
Mais ce plan titanesque, estimé à cent millions de dollars, eut bien du mal à voir le jour suite à une multitude de procès et on est encore bien loin aujourd’hui des "nouveaux Champs-Élysées" qui avaient été imaginés. Notons cependant que, même si l’endroit sert encore de refuge aux migrants, ce projet a entraîné la réfection de certains immeubles en dehors du périmètre officiel et qu’on peut désormais y remarquer l’installation de jeunes couples de la classe moyenne et d’ateliers d’artistes…
Rendez-vous le mardi 27 juin pour un second volet sur Beyoğlu…