Cet article inaugure une série de sept volets où je propose de vous emmener en promenade dans les quartiers d’Istanbul, non pas les plus touristiques mais plutôt ceux où vivent et travaillent les Stambouliotes... Et où ont souvent élu domicile des familles françaises et franco-turques.
Peu habité jusqu’à la seconde moitié du XIX siècle, l’arrondissement de Şişli peut être considéré comme récent, en comparaison avec certains des 39 arrondissements d’Istanbul qui existaient déjà chez les Byzantins. Pourtant, il est actuellement l’une des zones les plus connues de la cité, en raison de son mode de vie très européanisé et de ses nombreux commerces. Le nom de Şişli vient de celui d’une famille qui y possédait, dans la zone aujourd’hui appelée "Merkez", soit "le centre", une fabrique de brochettes ("Şiş" en turc) et une habitation. C’est leur belle demeure, surnommée "le manoir des fabricants de brochettes" ou "Şişciler" qui désigna peu à peu tout l’arrondissement, puis, au fil du temps, le nom fut simplifié en "Şişli". À partir de 1870, le district prit son essor, lorsque, suite au grand incendie de Beyoğlu, les étrangers et les minoritaires de l’Empire ottoman, Grecs, Juifs et Arméniens vinrent s’y installer. Enfin, il se développa encore à partir de 1881, lorsqu’un tramway le relia à la place de Taksim. Le début du XXe siècle fut caractérisé par la construction de riches immeubles bourgeois dont certains ont survécu jusqu’à aujourd’hui.
Deux grandes avenues traversent Şişli : la rue Abide-i Hürriyet, qui tire son nom du monument aux victimes de "l’incident du 31 mars 1909", où des conservateurs tentèrent de se dresser contre la constitution pour conserver "la monarchie absolue".
Et l’avenue Halaskargazi Caddesi, qui relie la mosquée du centre de Şişli à Osmanbey. Longtemps nommée "Grande rue de Şişli", elle fut rebaptisée "la rue des Héros", après qu’Atatürk y a élu domicile, dans la maison abritant actuellement son musée.
Elle sert de point de départ au quartier d’Osmanbey, souvenir du Bey Osman, fondateur de l’imprimerie impériale, qui possédait à cet endroit un somptueux "konak". C’est d’ailleurs là que l’on peut encore admirer de merveilleuses façades Art Nouveau, malheureusement perdues au milieu de constructions plus récentes.
Dès la fin du XIXe siècle, la réputation de Şişli fut celle d’un lieu moderne et luxueux, où habitaient ceux que l’on surnommait les "Turcs blancs", comme l’indique la fondation, en 1890, par les frères Bomonti, de la célèbre fabrique de bière, devenue aujourd’hui le centre culturel Bomonti Ada.
Au point que Şişli entra même dans la légende en 1933, avec l’opérette de Cemal Reşit Rey, "La Vie luxueuse" (Lüküs Hayat), qui évoque "un immeuble à Şişli, avec des meubles cubiques en nickel et de la peinture à l’huile au mur" !
Şişli est actuellement subdivisé en 25 quartiers, car de nouveaux ont été créés en fonction de l’accroissement de la population. Le plus ancien d’entre eux est celui de Kurtuluş, datant du XVIe siècle, qui s’appelait alors "Tatavla", car c’était là que les Génois de Galata avaient placé leurs écuries. Puis, le sultan Soliman y installa des artisans grecs du chantier naval de Kasımpaşa, et le quartier fut ensuite surtout habité par des orthodoxes et des Arméniens, qui y avaient leurs écoles et leurs églises, dont certaines sont encore en activité, comme Saint-Dimitri. Les célébrations du Carnaval et de Pâques y étaient si célèbres qu’elles attiraient des visiteurs venus de toute la ville.
Rebaptisé "Kurtuluş" à l’époque de la turquisation des noms, au début de la République, le quartier, très vivant, même s’il est moins cosmopolite que jadis, a gardé de son passé un charme particulier ; c’est là que l’on peut trouver les célèbres hors-d’œuvre arméniens, de la teinture pour les œufs de Pâques, du pain azyme pour la Pâque juive et que l’on peut encore entendre parfois parler la langue spécifique des "Rum", les Grecs d’Istanbul, ainsi que l’arménien. La rue principale abrite de célèbres magasins, traiteurs, pâtisseries, marchands de condiments et glaciers.
En haut de Kurtuluş se situe le quartier de Feriköy, qui au XVIIIe siècle, prit le nom d’un riche négociant français, Monsieur Feri, qui y possédait tant de biens qu’on surnomma le lieu, "le village de Feri". C’est aussi à Feriköy que se trouve la fameuse taverne de Madame Despina, connue depuis la seconde moitié du XXe siècle. Au bas de Kurtuluş commence Pangaltı, qui doit son appellation à un Italien, Giovanni Battista Pancaldi, qui y tenait un café ; "aller chez Pancaldi" s’est peu en peu changé en "aller à Pangaltı". Non loin de là débutent Nişantaşı et Teşvikiye, anciens territoires de chasse des sultans, dont je vous parlerai dans mon prochain article.
En descendant de Kurtuluş vers Taksim, on traverse d’abord Harbiye, dont le nom vient de l’école militaire ou École de la guerre (Harp) fondée en 1834 par le sultan Mahmut II. Ce fut ensuite le sultan Abdülhamid qui fit construire l’immense bâtisse abritant aujourd’hui le Musée de l’Armée.
A côté se trouvent le théâtre à ciel ouvert Cemil Topuzlu et la salle de Congrès et d’expositions Lütfi Kirdar. Harbiye est séparé de Taksim par Elmadağ, qui comporte la Maison de la radio, fondée en 1949, le lycée Notre-Dame de Sion et la cathédrale du Saint-Esprit.
C’est à Elmadağ que l’on peut admirer l’un des plus spectaculaires immeubles d’Istanbul, celui d’Arif Pacha, aujourd’hui nommé "Immeuble Sarıcazade Abdullah", construit autour d’une cour intérieure en 1894 par le dernier docteur du palais ; il offre la particularité d’avoir été édifié sur des colonnes de fer pour résister aux séismes, possède l’un des premiers ascenseurs de la ville et compte 36 appartements, jadis très luxueux, car ils étaient destinés à accueillir des personnes venues du palais.
Si l’arrondissement de Şişli n’est pas aussi riche en merveilles archéologiques et historiques que d’autres districts d’Istanbul, il constitue cependant l’un des cœurs de la ville par son modernisme et son dynamisme.
Rendez-vous le mardi 16 mai pour un nouveau volet sur Nişantaşı et Teşvikiye...