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RIRE ALATURKA - Espri, où es-tu ?

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 20 décembre 2015, mis à jour le 8 février 2018

L'humour... Sujet ô combien sérieux, ainsi que l'ont démontré les débats qui ont fait rage ces derniers mois autour des caricatures de Charlie Hebdo. Humour ou insulte ? Caricature ou stigmatisation ? Bien loin de prétendre résoudre la question, lepetitjournal.com d'Istanbul a décidé de saisir l'occasion pour entreprendre un petit voyage dans l'humour turc et son Histoire, afin de mieux comprendre comment se pratique l'humour en Turquie...

Pour Aslı Tunç, professeure à la Faculté de communication à l'Université Bilgi d'Istanbul, on trouve les racines de l'humour alaturka dans l'Empire ottoman dès le 13ème siècle, et plus précisément dans le folklore anatolien, avec le personnage aujourd'hui légendaire de Nasreddin Hoca. Les reparties intelligentes, drôles et philosophiques de ce villageois ont bercé et bercent encore des générations entières d'enfants. Dans ses aventures, Nasreddin Hoca se sert de l'humour tantôt comme un rempart contre la bêtise et l'ignorance, tantôt comme une arme contre les riches, les arrogants et les puissants ; mais il est aussi parfois simplement une occupation gratuite et agréable, un prétexte à rire des situations les plus anodines. L'une de ses histoires, trouvée sur ce site, réunit tous ces rôles à la fois : "Nasreddin collectait de l'argent pour une bonne œuvre. Il se présenta à la porte d'un riche manoir. 'Dis à ton maître que je voudrais le voir', dit-il au valet. 'Mon maître est sorti', répondit-il. 'Alors, dis-lui qu'il n'oublie pas, quand il sort, sa tête à la fenêtre derrière le rideau. On pourrait la lui voler !'" Huit cent ans après sa mort, le philosophe à l'humour acéré reste un pilier de la culture turque : en 1996, l'UNESCO a d'ailleurs célébré l'année "Nasreddin Hoca".

Un autre pilier de l'humour pendant l'Empire ottoman cité par Aslı Tunç est le théâtre d'ombres Karagöz et Hacivat. L'origine exacte de ces marionnettes colorées, manipulées par des acteurs derrière un drap blanc, est incertaine. D'après le Musée des marionnettes du monde de Gardagne, "(le théâtre Karagöz) serait apparu en Orient au 12ème siècle (...) Il aurait été importé par les Tziganes venus du nord de l’Inde au 9ème siècle ou par les Juifs à la fin du 15ème siècle. Mais il vient peut-être aussi de Chine, ou encore de Perse. Quoi qu’il en soit, le théâtre Karagöz est très populaire dans l’Empire ottoman dès le 16ème siècle". Dans le duo Karagöz-Hacivat, Karagöz représente l'homme du peuple : ordinaire, séducteur, presque illettré, parfois grossier, il n'en est pas moins assez ingénieux pour se sortir de toutes les situations complexes dans lesquelles il se met. A l'opposé, son ami Hacivat est, lui, très éduqué et parle un ottoman impeccable. Le contraste entre les deux personnages est au cœur du théâtre de Karagöz, dont le fond de satire politique est porté par des jeux de mots, des imitations d'accents, des doubles sens...

Pour Aslı Tunç (photo personnelle), "cette culture folklorique représentait l'innocence et l'intelligence des peuples anatoliens ruraux, qui venaient des racines de la terre et qui faisaient principalement des satires de l'autorité politique". L'opposition entre éduqués et non éduqués, gens de la ville et gens de la terre, est encore aujourd'hui un thème central des comédies turques. Kemal Sunal, célèbre acteur turc mort en 2000, est devenu pour Hürriyet Daily News "le symbole du poisson hors de l'eau", du "looser chanceux" qui survit à la ville et ses aventures, sans jamais se déparer de son grand sourire.

Dans toutes ces histoires, le "bon mot" ou la bonne répartie peuvent sauver d'une situation. Presque un siècle après la fin de l'Empire ottoman, cet humour perdure sous le nom d'espri, qu'Aslı Tunç définit comme "une blague perspicace et humoristique" : un humour vif, acéré, intelligent et parfois cinglant.

De l'oral à l'écrit : les premières censures

Alors que les histoires de Nasreddin Hoca se transmettaient par la parole, arrive à la moitié du 19ème siècle l'humour dessiné. D'après Hürriyet Daily News, les premières caricatures turques apparaitraient en 1870 dans le magazine Diyojen. D'après Füsun Ataseven, Emine Bogenç Demirel et Elif Ertan, auteures d'une étude sur la caricature turque, les sujets les plus représentés à l'époque sont "les relations familiales entre les hommes, les femmes et les enfants". Elles relèvent aussi l'apparition, petit à petit, de caricatures plus politiques. L'une d'elles, qu'elles reproduisent dans leur étude, met en scène un client alpaguant un serveur : "Serveur ! Il y a une grenouille dans mon café ?" et le serveur lui répondant : "Eh ! Monsieur, qu’attendiez vous d’autre d’un café préparé avec l’eau de la municipalité de Terkos ?"

Très vite, les autorités réagissent : en même temps que naissent ces magazines, naissent la censure et les pressions politiques sur la presse. D'après Hürriyet Daily News, le sultan Abdülhamit II, dont le règne dura de 1876 à 1909, a très vite interdit la publication de Diyojen et autres magazines du même genre. Le quotidien rapporte d'ailleurs que l'éditeur et fondateur de Diyojen, Teodor Kasap, grec ottoman, fut le premier caricaturiste à être emprisonné pour son travail dans son pays, pour une caricature représentant Karagöz et Hacivat discutant, l'un enchainé, l'autre dissertant sur la notion de liberté.

Rire : un combat politique

Mais ces premières pressions politiques n'ont pas réussi à étouffer la "vieille tradition de l'hebdomadaire", qui, d'après Aslı Tunç, perdure encore aujourd'hui avec des magazines comme Bayan Yanı, Penguen, Uykusuz, and Leman. Car en même tempsque nait la censure, naissent aussi les idées pour la contourner. Füsun Ataseven, Emine Bogenç Demirel et Elif Ertan reproduisent dans leur étude une page du magazine Karagöz, seule publication d'humour pendant la première guerre mondiale, représentant une page blanche, avec ce texte en dessous : "Nous mettions sur cette page en général une caricature. Et celle-ci nécessitait beaucoup d’argent. Maintenant ce moyen est impossible. Ceci n’est pas trop mal, puisque d’une certaine façon nous avons économisé de l’argent. Nous avons toujours nos caricatures, mais pas de permission. Si nous l’obtenons, nous les publierons. Si nous les publions, vous les verrez. Si vous les voyez, vous serez contents. Si vous êtes contents, vous achèterez de nouveau Hayal. Si vous achetez Hayal, vous prendrez plaisir. Ainsi de suite... Et voilà, nous avons fait de notre mieux, nous n’avons pas laissé de page blanche. S’il y a encore des vides, c’est votre faute, ne restez pas silencieux, remplissez les vides en nous écrivant. "

Aujourd'hui, la caricature est toujours aussi vivace, mais toujours risquée. Musa Kart, caricaturiste du quotidien Cumuriyet, en a fait l'expérience : il est passé plusieurs fois devant les tribunaux à cause de ses caricatures.

L'humour politique 2.0 : "nous sommes tous des pingouins"

Avec l'apparition des réseaux sociaux, la pratique du détournement, de l'ironie ou du "bon mot", loin de disparaître, est de plus en plus répandue. Les événements de Gezi en 2013 en sont un bon exemple : les manifestants et leurs soutiens ont vibré au rythme des trouvailles et détournements humoristiques des manifestants, relayés sur les réseaux sociaux. Parmi ces détournements, listés dans le reportage web L'Esprit de Gezi, l'un des plus marquants est peut-être le pingouin. Le 1er juin 2013, alors que les manifestants envahissaient le centre-ville d'Istanbul, CNN-Türk diffusait un documentaire... sur les pingouins. Dès le lendemain, l'animal a été récupéré comme symbole du manque de liberté des médias, et le slogan "nous sommes tous des pingouins" est devenu un cri de rassemblement. De son côté, Aslı Tunç se souvient de la diversité des slogans et graffitis de 2013, allant du simple jeu de mot comme "Just In Biber" ("Juste du poivre", référence à la star Justin Bieber) pour accompagner le dessin d'un manifestant recevant du gaz lacrymogène, à la référence politique comme le graffiti “What if you have children like us?” ("Et si vous avez des enfants comme nous ?”), en référence à la politique pro-natalité du Premier ministre d'alors, Recep Tayyip Erdogan. 

Pour Aslı Tunç, les réseaux sociaux et notamment Twitter sont désormais le terrain de jeu de l'humour politique : "L'interactivité de Twitter permet aux utilisateurs de réagir aux situations politiques instantanément et de manière très créative". Récemment, les internautes se sont amusés à détourner la photo du chef de l'Etat turc Recep Tayyip Erdoğan et du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas prise dans le palais présidentiel devant 16 soldats aux tenues tape-à-l’œil, y ajoutant des personnages de Star Wars, Hulk, Harry Potter... Cet été, le mouvement #direnkahkaha avait aussi fait parler de lui : après que le vice-Premier ministre d'alors Bülent Arınç a invité les femmes à ne pas "rire en public", nombre d'entre elles ont posté sur les réseaux sociaux des photos d'elles riant aux éclats. Autre phénomène répandu sur les réseaux sociaux, la publication de CAPS : le principe est de reprendre des images (principalement d'hommes et de femmes politiques), d'écrire une phrase humoristique en dessous, et de la partager.

"La démocratie dans la Turquie moderne n'a pas été très drôle"

Mais l'humour n'est pas toujours rassembleur. Pour Aslı Tunç, "le plus grand tabou est l'Islam. Aucune caricature du prophète n'est autorisée. L'autre tabou est Atatürk, le fondateur de la République. Dans les caricatures, personne ne peut le dessiner en dégradant son apparence physique. On peut seulement le représenter comme une statue, une ombre, etc." Briser ces tabous, sur lesquels tout le monde ne s'accorde pas en Turquie, peut s'avérer source de conflits virulents. Récemment, les événements de Charlie Hebdo ont donné lieu à des réactions violentes de la part de certains éditorialistes comme Ibrahim Yoruk, cité par Al-Monitor, qui a tweeté au magazine satirique Penguen : "Apprenez de leurs erreurs : il ne peut pas y avoir d'humour concernant la foi islamique". En dehors de cette réaction extrême, il n'est pas difficile de rencontrer des Turcs qui, tout en condamnant fermement les attentats de janvier, affirment s'être sentis offensés par les caricatures de 2006, représentant le prophète Mohammed se lamentant : "c'est dur d'être aimé par des cons".

Malgré ces désaccords sur les sujets du rire, il est aisé de retrouver l'espri commun à l'humour politiquement correct des séries et des films par exemple, et celui politiquement (très) incorrect pratiqué par les internautes. Le "looser chanceux" qu'a souvent interprété Kemal Sunal, par exemple, représente tout ce qu'il y a de moral dans la société : il est gentil, sincère, un peu naïf. Mais il n'est pas pour autant avare de jeux de mots malins, dont le plus connu est surement son insulte eşoğluşek, "fils de mule".

Dans un éditorial publié sur yourmiddleeast.com, Melike E. Boylan s'interroge: "Pourquoi les politiques turcs ont-ils peur de l'humour ?" Analysant les bénéfices politiques que certains dirigeants ont pu tirer de leur sens de l'humour et de leur capacité à l'autodérision, elle se demande si l'histoire ne contribuerait pas à la formation, ou non, d'un sens de l'humour : "C'est peut-être notre histoire difficile qui a créé ces conditions. La démocratie dans la Turquie moderne n'a pas été très drôle. En 90 ans de République, nous avons vu des coups d'Etat en 1960, 1971, et en 1980, en plus de nombreuses tentatives". Mais pour Aslı Tunç, l'explication tient clairement au politique : "tout régime oppressif sait que le rire est un acte de rébellion".

Julie Desbiolles (www.lepetitjournal.com/istanbul) lundi 21 décembre 2015 

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