Il est (et a été) la voix et l'oreille de plusieurs présidents de la République française. En Turquie, c'est à lui que revient la charge de traduire, du français au turc et du turc au français, en instantané, les grandes discussions entre hommes politiques. Rencontre avec Yegit Bener, interprète.
Yegit Bener (photo BDB)
Une anecdote pour commencer. Alors que Yigit répond à nos questions dans une grande salle de l'hôtel Marmara de Taksim, l'ambassadeur français en Turquie s'approche et lui dit : "Bonjour Yigit, monsieur le Président de la République a tenu à ce que je vous remette personnellement en mains ce livre". Dans un sourire, notre interprète regarde son cadeau : il s'agit de l'autobiographie de Jacques Chirac, spécialement dédicacée pour lui. A peine surpris.
Interpréter : une performance de haut niveau
L'homme a l'habitude des hautes sphères. Vingt ans à être l'interprète de présidents, d'ambassadeurs et de chefs d'entreprise, cela vous forge une belle expérience. Et de solides connaissances. A tel point que Yigit Bener est aujourd'hui le président de l'association des interprètes en Turquie et le conseiller régional de l'Association internationale des interprètes de conférence (AIC). Il enseigne aussi le métier aux universités de Bilkent et de Bogaziçi.
Après des décennies à exercer, il garde la même flamme pour sa profession. "Ce n'est pas pour rien que l'on dit que l'on interprète, explique-t-il. Au même titre qu'un violoniste ou un orateur, c'est une performance. Le métier demande un très haut niveau de concentration : un niveau équivalent à celui d'un pilote de chasse !" Une passion rare : ils ne sont que 3.000 membres à l'AIC.
En français, en turc, en anglais ou même un peu en espagnol, Yigit parle toujours d'une voix douce et pleine d'assurance. Comme si ses mots étaient toujours maîtrisés. Comme s'ils devaient toujours avoir le sens, le vrai. Selon lui, l'interprète et le traducteur ont une mission. "Ce sont des piliers de la démocratie, argumente le cinquantenaire aux cheveux longs, poivre et sel. Les grandes décisions ne passent que par les élites. Interprètes et traducteurs sont là pour les faire accéder à tout le monde, à faire passer le message. C'est un devoir, surtout dans le monde d'aujourd'hui ".
En pleine action avec le ministre des affaires étrangères turc lors de l'inauguration du lycée français d'Ankara (photo BDB)
L'amour des mots
Né en 1958 à Bruxelles, fils de parents turcs émigrés en Europe puis revenus en Turquie, Yigit Bener était déjà l'héritier d'une tradition familiale de la francophonie. Ses dix ans de scolarité en France, puis ses huit en Belgique, lui ont permis de maîtriser pleinement les langues turques et françaises. Ils lui ont aussi inoculé une maladie : l'amour des mots.
"Quand j'avais cinq ans, j'ai appris à quel point le métier de traducteur était intéressant. A l'école, en France, je ne savais dire que oui et non, c'est tout. Je me rappelle parfaitement le premier jour où on m'a laissé dans la cour de l'école, j'étais paniqué. Je suis sûr que j'aurais aimé avoir un traducteur!". Une vocation était née.
Il répète que l'on ne maîtrise totalement que sa langue maternelle. Cela ne l'empêche pas de traduire nombre de textes et romans, "à ses heures perdues", et d'en écrire lui-même dans plusieurs langues. "Chaque traducteur est aussi un écrivain, puisqu'il réécrit un discours dans une autre langue. Nous sommes des passeurs, d'un monde à l'autre". Céline, Kafka, Coltès, Michaux, voire des paroles de chanson de Brassens ou Brel... A travers les mots, Yegit Bener s'est créé son propre univers. Pour s'en persuader, facile : il en est lui-même à son troisième roman.
Antoine Chanteraud (www.lepetitjournal.com istanbul) lundi 1er novembre 2010