

Listag* est un groupe de parents créé à Istanbul en 2008 pour aider les familles de LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et trans) de toute la Turquie. Quelques-uns de ces parents ont participé au tournage du documentaire Benim çocugum (“Mon enfant”), sorti en salles l’année dernière et projeté ce soir dans six cinémas d’Istanbul et un cinéma d’Ankara** à l’occasion de la “Semaine des fiertés”. A quelques jours de la 12ème Gay Pride d’Istanbul, lepetitjournal.com d’Istanbul a rencontré Pınar, Şule et Ömer, parents et fiers de l’être.

Şule et Ömer Ceylan, Pınar Özer (photo AA)
Lepetitjournal.com d’Istanbul : Que saviez-vous de la transsexualité avant que votre enfant, que vous pensiez être un garçon, vous annonce à l’adolescence qu’il se sentait fille ?
Pınar Özer : Je ne savais rien. Dans nos familles, on nous apprend qu’un enfant naît fille ou garçon, qu’il grandit, se marie, fait des enfants… Tout cela me semblait très logique. Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour, mon enfant me dirait : “Maman, en fait je suis une fille.” Mon enfant est né dans un corps d’homme, je pensais qu’il était un garçon, jusqu’à ce qu’il me dise ces mots…
Comment avez-vous réagi ?
Pınar Özer : Il y a toujours des signes, évidemment. Vous sentez bien que votre enfant est “différent”. Vous lui dites: “Sois un homme ! Joue avec des camions !” Quand mon enfant, à 16 ans, m’a dit “Je suis une fille”, je n’y ai pas cru. Je me suis demandée s’il avait été victime d’un viol, s’il était en colère contre moi et son père parce que nous vivions séparés, s’il avait un problème hormonal, si c’était parce qu’il allait beaucoup sur internet… Des milliers de questions se bousculaient dans ma tête. D’abord, vous vous dites : “Je peux arranger ça, je peux changer ça.” Evidemment, ça n’a pas marché. J’ai prié tous les saints, je suis même allée à l’église. Puis j’ai pensé qu’un psychiatre serait le mieux placé pour nous aider. Je me suis rendue compte que ce n’était pas le cas après m’être ruinée en frais de psychiatre sur quatre cartes de crédit…
Et vous avez fini par dire “ma fille” ?
Pınar Özer : Oui mais cela n’a pas été simple. J’ai dû casser mes certitudes pour mon enfant. C’est tellement dur de casser ses certitudes… Et même lorsque vous y parvenez, il faut affronter les certitudes de la société. J’ai dû retirer mon enfant du lycée parce qu’on ne l’acceptait pas comme une fille, avec ses cheveux longs. On ne le laissait pas aller aux toilettes des filles alors qu’il se sentait fille. J’étais tellement triste le jour où je l’ai retiré de l’école. Je l’ai fait étudier par correspondance. Maintenant, elle va à l’université. J’aurais perdu mon enfant si j’avais écouté le “qu’en-dira-t-on”. Les enfants transsexuels ont ceci de particulier que vous ne pouvez pas les cacher aux autres ou à vous-même. Certes, vous pouvez dire : “Va-t’en, je ne veux plus te voir.” C’est la solution de facilité. Au lieu de cela, je l’ai soutenue. Chacun de ses sourires m’a rendue plus courageuse.
Le “qu’en-dira-t-on” dont vous parlez, c’est aussi souvent les proches, la famille…
Pınar Özer : Qu’acceptons-nous, en réalité, lorsque nous disons que nous “acceptons” nos enfants ? Nous acceptons le fait que des transsexuels peuvent naître, que des gays peuvent naître, que des lesbiennes peuvent naître. Nous acceptons les différences sexuelles. Le dilemme est toujours le même : allons-nous choisir le “qu’en-dira-t-on” ou bien notre enfant ? J’ai choisi mon enfant et j’ai oublié le “qu’en-dira-t-on”, ce qui inclut mon père et ma mère, mes voisins, des amis de mon quartier. Je ne les ai plus écoutés, je ne leur ai plus parlé. J’ai consacré toute mon énergie à aider mon enfant.
Et aujourd’hui, vous n’avez plus aucune réticence à présenter votre enfant comme votre fille, quel que soit le contexte ?
Pınar Özer : Aucune. Pourquoi en aurais-je? Mon enfant n’a rien fait qui puisse me faire honte. Elle n’a fait de mal à personne. Tout ce que mon enfant a fait, c’est me dire très sincèrement : “Maman, aide moi”. Il n’y a là rien de honteux. Je dois avouer que les premiers temps, je n’osais pas participer aux Gay Pride. J’ai fini par franchir le pas et par défiler, avec une pancarte à la main qui dit: “Je suis la maman d’une transsexuelle.” Et j’en suis fière. Je veux le dire à tout le monde car cela peut concerner tout le monde, et pas seulement les parents. Cela peut être votre neveu, votre voisin, votre petit-fils, votre petite-fille… Le plus important, en plus d’informer les familles de LGBT, c’est d’informer toutes les autres familles. Pour la simple et bonne raison que nos enfants sont confrontés dès la crèche, dès l’école, à un discours de discrimination et de haine. On leur dit “ibne ! top !” Ils entendent : “Ah ! Ayşe joue avec un camion !” ou “Ah ! Ahmet joue à la poupée !” Il faut se débarrasser de ce discours. Quand l’un de ces enfants est pointé du doigt, c’est à son enseignant de dire à la classe : “Vous aussi, vous pouvez tous jouer à la poupée ou au camion”. La transsexualité, l’homosexualité, la bisexualité – et même l’hétérosexualité ! – ne sont pas contagieuses. Ce ne sont pas des maladies non plus. Nous aimons nos enfants. Nous sommes heureux qu’ils se soient ouverts à nous, qu’ils ne vivent pas dans le mensonge. Nous sommes heureux de ne pas vivre nous-mêmes dans le mensonge. Et nous sommes fiers d’eux.
Ömer, vous, c’est votre fils qui vous a avoué un jour son homosexualité. Que lui avez-vous dit?
Ömer Ceylan : Le “coming out” de mon fils a été un grand test pour moi, qui ai toujours défendu auprès de mes amis le fait que chacun devait être libre de vivre sa vie comme il l’entend. C’est très simple de le dire pour les enfants des autres. Le vrai test, c’est de pouvoir le dire pour son propre enfant. “C’est ta vie…” C’est la première chose que j’ai dite à mon fils quand il m’a annoncé son homosexualité J’ai passé ce test. Je l’ai passé progressivement. D’abord, deux ans après la création de Listag, mon épouse et moi avons commencé à donner des interviews dans les journaux turcs, mais sous pseudonymes. Puis nous avons donné nos noms mais sans accepter les photos. Aujourd’hui, nous n’avons plus ces réticences qui, je pense, étaient surtout liées à un manque d’information.
Şule Ceylan : Mon mari a raison. Avant que notre fils se confie à nous et avant de rejoindre Listag, je savais très peu de choses. Jusqu’à l’adolescence, je me demandais souvent : “Mon fils est-il homosexuel ?” et cela me faisait très peur. Je me disais : “Pourvu qu’il ne le soit pas !” Et je me rassurais en me disant que les homosexuels s’habillaient comme des femmes, mettaient du maquillage… Homosexualité, transsexualité, bisexualité… Je mélangeais tout. J’imaginais Bülent Ersoy, Zeki Müren… Comme s’il n’y avait pas d’autres homosexuels et transsexuels en Turquie. Comme si ces célébrités n’avaient pas de parents. Comme si elles venaient de l’espace. Comme si elles étaient des créatures étranges, presque pas humaines…
Ömer Ceylan : J’ai 73 ans et je n’ai appris qu’il y a quatre ou cinq ans ce qu’est la bissexualité. A ceux qui me critiquent ou critiquent mon fils, je ne pose qu’une seule question : “Que sais-tu à propos de l’homosexualité ?” La plupart ne savent rien. Ils ont juste vu dans les médias – qui, à mon sens, font beaucoup d’erreurs – des histoires de prostituées arrêtées, de bagarres de transsexuelles… Et ils s’arrêtent là. Aujourd’hui, je n’ai plus aucune peur, quand bien même on nous dit de ne pas aller à tel ou tel endroit pour faire des réunions avec les familles…
Avec votre épouse et Pınar, vous avez aussi accepté de raconter votre histoire dans un documentaire, Benim çocugum. Pourquoi ?
Ömer Ceylan : Vous pouvez faire les meilleures lois du monde, tant que vous ne changez pas les mentalités, vous ne pouvez pas avancer. Nous allons au Parlement, nous faisons du lobbying pour que les lois changent… Mais si la justice continue de ne pas prendre au sérieux les discriminations contre les LGBT, cela n’aura servi à rien. Même chose pour les médecins, les enseignants… C’est par eux que la société change, c’est eux aussi qu’il faut informer. Nous ne sommes pas toujours écoutés, pas toujours entendus, mais je suis persuadé que tout le monde peut un jour être amené à se poser les questions que nous nous sommes posées. Je donne beaucoup d’importance au changement des mentalités et ce film est un moyen d’y parvenir. Après avoir vu le film, chaque mère et chaque père est obligé de se poser cette question: “Et si mon enfant m’annonçait la même chose, comment réagirais-je ?” Nous essayons de faciliter l’accès à l’information. Nos voyages dans toute la Turquie servent aussi à cela.
Vous allez à la rencontre d’autres familles de LGBT ?
Pınar Özer : Oui. Quand un père ou une mère nous contacte, nous commençons par l’écouter. Nous sommes passés par le même chemin, nous savons très bien ce qu’ils ressentent. Une fois, une mère d’une ville du sud du pays nous a raconté que son enfant était transsexuel et qu’elle-même était fonctionnaire, à un poste important. Elle n’arrêtait pas de pleurer en disant : “Qu’est-ce que je vais faire ?” Je lui ai dit : “La société doit changer mais si tu attends que la société te comprenne, tu vas finir par faire une dépression. C’est précisément ce qu’il faut éviter. C’est comme dans les avions : il faut d’abord mettre ton masque à oxygène avant de mettre celui de ton enfant, il faut te sauver avant de sauver ton enfant.” C’est ce que nous faisons dans ce groupe, Listag : nous nous aidons d’abord nous-mêmes avant de pouvoir aider nos enfants. J’ai dit à cette mère : “Tu n’as qu’à dire que ton enfant est né avec deux identités sexuelles, que vous attendiez l’adolescence pour savoir, et qu’il se trouve que finalement, ton enfant est une fille. Et tu le diras la tête haute.” Elle s’est mise à rire. Cela nous fait beaucoup de bien de parler, de nous organiser…
De vous organiser à Istanbul, et dans toute la Turquie…
Şule Ceylan : En effet, cette année, nous sommes allés dans 18 villes d’Anatolie. Le week-end dernier, nous étions à Malatya et nous y avons rencontré deux mamans. Pour la première fois, ce dimanche, des parents de six ou sept villes d’Anatolie seront présents à la Gay Pride d’Istanbul. Nous les accueillons et nous allons marcher avec eux. C’est une première et c’est très important pour nous. Pour l’année prochaine, nous préparons un grand projet pour que les familles des différentes villes et provinces d’Anatolie s’organisent entre elles et poursuivent ce que nous avons initié à Istanbul en 2008. Nous avons beaucoup d’espoir quand nous pensons au chemin parcouru. Il ne peut plus y avoir de retour en arrière.
Propos recueillis par Anne Andlauer (http://www.lepetitjournal.com/istanbul) mercredi 25 juin 2014
* Le site internet de Listag : http://listag.wordpress.com/
** Le site du documentaire Benim çocugum avec les horaires des projections : http://www.benimcocugumbelgeseli.com
*** La page Facebook de la 22ème Semaine des fiertés : https://www.facebook.com/prideistanbul?fref=ts





































