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Quand un « like » devient une faute : ce que révèle une décision turque

Un mari sanctionné pour des « likes » répétés sur les réseaux sociaux. Derrière cette affaire turque très commentée, une vraie question juridique : que vaut aujourd’hui un geste numérique dans un couple ?

Un pouce bleu isolé parmi plusieurs icônes de “like” sombres, illustrant un geste distinct sur les réseaux sociaux Un pouce bleu isolé parmi plusieurs icônes de “like” sombres, illustrant un geste distinct sur les réseaux sociaux
Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 4 décembre 2025, mis à jour le 9 décembre 2025

Quand un geste numérique devient un enjeu juridique

 

Une décision turque fait actuellement le tour des réseaux : un mari déclaré fautif parce qu’il « likait » les photos d’autres femmes. C’est drôle, c’est surprenant… mais c’est surtout révélateur d’un vrai enjeu juridique. L’histoire prête à sourire, mais derrière le buzz se cache une question bien plus sérieuse : comment le droit appréhende-t-il nos comportements numériques ? Alors, au-delà du clin d’œil médiatique, que dit vraiment la Cour de cassation turque ?

En Turquie, la plus haute juridiction, la Yargıtay (la Cour de cassation), a récemment confirmé un divorce dans lequel les interactions numériques d’un époux, en l’occurrence une série de « likes » apposés sur les photos d’autres femmes ont été retenues comme élément de faute. Plus qu’un simple fait divers numérique, cette décision soulève la question de la confiance conjugale à l’ère digitale.

Nb : La décision intégrale de la Yargıtay 2. Hukuk Dairesi (2ème chambre civile de la Cour de cassation turque) n’était pas encore accessible dans les bases ouvertes au public au moment de la rédaction de cet article. Cette analyse repose sur les éléments factuels publiés par la presse turque et sur les décisions du Kayseri 5. Aile Mahkemesi (tribunal de la famille) et du Kayseri Bölge Adliye Mahkemesi 2. Hukuk Dairesi ( 2ème chambre civile de la cour régionale d’appel). Il s’agit d’un éclairage juridique et journalistique, et non d’un commentaire d’arrêt complet.

 

L’histoire : tout commence par quelques « likes »…

 

L’affaire prend racine à Kayseri, devant le Kayseri 5. Aile Mahkemesi, l’équivalent turc d’un tribunal judiciaire (pôle famille). L’épouse affirme que son mari l’humiliait, participait peu aux dépenses du foyer et consacrait beaucoup de temps à « liker » les photos d’autres femmes sur les réseaux sociaux. Un geste qui, pour beaucoup, serait anodin.

Pour elle, il est devenu la preuve d’un désintérêt, voire d’un manque de respect. Le mari, lui, évoque une jalousie excessive.

 

Homme regardant son smartphone devant un cœur stylisé, illustrant la notion d’infidélité numérique dans un contexte de couple

 

Mais très vite, les juges de première instance estiment que ces interactions numériques ne sont pas totalement innocentes, en tout cas pas dans ce contexte conjugal particulier.

 

La procédure : du tribunal de Kayseri à la Yargıtay

 

L’affaire ne s’arrête pas au tribunal de première instance. Le mari fait appel, mais la décision est confirmée par le Kayseri Bölge Adliye Mahkemesi 2. Hukuk Dairesi, équivalent de la cour d’appel en France.

Mécontent de cette nouvelle décision, l’ex mari se pourvoi en cassation. Puis l’affaire arrive devant la Yargıtay 2. Hukuk Dairesi, la Cour de cassation turque, juridiction suprême comparable à la Cour de cassation en France.

À cet effet, la haute juridiction turque confirme → Les « likes » répétés sur les photos d’autres femmes constituent dans ces circonstances un « güven sarsıcı davranış », littéralement un comportement qui ébranle la confiance.

 

Balance de la justice et maillet de juge entourés d’icônes de notifications, illustrant l’utilisation des réseaux sociaux comme éléments de preuve dans un divorce

 

Le mari est déclaré « ağır kusurlu », soit « lourdement fautif ». L’épouse obtient une pension alimentaire (yoksulluk nafakası) et une indemnisation matérielle et morale (maddi ve manevi tazminat).

 

Quid du « like » ? Une faute ou un simple geste numérique ?

 

La Cour n’a jamais dit qu’un « like » équivaut à un adultère (zina). Elle ne l’a ni sexualisé ni dramatisé. C’est le sens du geste, son intention dans le contexte relationnel qui a été déterminant. Un like ne vaut rien en soi. Mais lorsqu’il est répétitif, ciblé vers d’autres femmes, visible, ressenti comme humiliant, combiné à d’autres manquements, alors il devient un indice concret d’un malaise profond dans le couple.

La faute n’est pas dans le clic, mais dans l’intention perçue et l’impact sur la confiance conjugale.

Cette analyse du numérique par les tribunaux ouvre des débats contemporains : où se situe la limite entre preuve et intrusion ? comment éviter que les réseaux deviennent un outil de surveillance entre conjoints ?

 

Quid de la notion de « güven sarsıcı davranış » ?

 

Le droit turc distingue plusieurs types de fautes dans le mariage. La catégorie retenue ici, « güven sarsıcı davranış », renvoie à tout comportement qui altère gravement la confiance. Elle est plus large que l’adultère et s’apprécie selon les effets réels sur la relation.

Déclaré « ağır kusurlu » ( dit fortement fautif), le conjoint peut être condamné à verser :

  • une pension alimentaire durable (yoksulluk nafakası);
  • des dommages matériels (maddi tazminat);
  • des dommages moraux (manevi tazminat).

Le numérique entre désormais dans le champ de ces comportements.

 

Quid de la position de la Yargıtay (Cour de cassation turque) ?

 

La Yargıtay adopte une approche moderne. Elle considère dans cette affaire que les réseaux sociaux ont pleinement fait partie de la vie conjugale de ce couple. Elle rappelle aussi qu’un like n’est pas en lui-même une preuve d’infidélité, mais peut être la preuve d’un trouble sérieux dans le lien de confiance et donc à fortiori constituer une faute, si les circonstances le justifient.

Une nuance essentielle souvent ignorée dans les commentaires non juridiques.

 

Quid de la France ? Les juridictions françaises auraient-elles jugé de la même manière ?

 

En France, un « like » isolé n’aurait probablement pas suffi pour caractériser une faute au sens de l’article 242 du Code civil. Selon la jurisprudence constante, les juridictions exigent un manquement grave, répété, et rendant intolérable le maintien de la vie commune.

Les juridictions françaises prennent néanmoins très au sérieux les échanges privés, les interactions ambiguës, les comportements en ligne humiliants ou irrespectueux, ou encore les « doubles vies numériques ». Ces éléments peuvent constituer un faisceau d’indices permettant de caractériser une faute au sens du droit français.

La Turquie se montre, dans cette affaire, plus réceptive à la notion d’infidélité symbolique ou émotionnelle. La France demeure pour l’heure attachée à une conception plus matérielle et objective de la faute… du moins jusqu’à ce que la jurisprudence évolue.

 

Quels sont les enjeux ? Peut-on dire que le numérique devient un élément de preuve ?

 

Les tribunaux turcs acceptent désormais des preuves issues des réseaux sociaux. Cela représente une avancée, mais aussi un risque. Plusieurs questions émergent alors : quelle est la fiabilité réelle d’une capture d’écran, aisément modifiable ou sortie de son contexte ? Le numérique crée-t-il de nouvelles formes d’infidélité et, si oui, doivent-elles entrer dans la définition juridique de la faute ? Jusqu’où peut-on aller dans la collecte d’éléments en ligne ? À partir de quand une vigilance légitime bascule-t-elle dans un contrôle intrusif ?

À l’heure où désormais les couples se créent à travers les réseaux sociaux, c’est un fait, ces mêmes réseaux peuvent aussi les briser. Le droit doit désormais encadrer et arbitrer cette nouvelle réalité.

 

Quid de la portée de cet arrêt ?

 

Cette décision ne transforme pas chaque « like » en faute. Mais elle consacre une vérité nouvelle, celle de la confiance qui se joue aussi en ligne, et les gestes numériques peuvent avoir une charge affective suffisante pour intéresser les tribunaux. La jurisprudence pourrait évoluer sur ce point. Elle peut être confirmée, nuancée ou infléchie par d’autres affaires similaires. Elle pourrait aussi inspirer d’autres pays et alimenter, plus largement, le débat sur l’adaptation du droit matrimonial à l’ère digitale.

L’affaire de Kayseri marque une étape importante dans la reconnaissance juridique de la vie numérique dans les relations de couple. La justice turque n’a pas puni un like, elle a reconnu qu’une relation peut se casser… d’abord en ligne. La frontière entre réel et virtuel n’existe plus vraiment dans la vie affective, et nos réseaux sociaux en sont les premiers témoins. Le droit, lui aussi, commence petit à petit à s’y ajuster.

 

Deux alliances prises dans une corde qui se rompt, entourées d’icônes de « like », illustrant la fragilisation du lien conjugal à l’ère des réseaux sociaux

 

Cet article a été rédigé par Me Lamia Özdemir, avocate au barreau de Luxembourg, pour Le Petit Journal Istanbul.

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