Édition Istanbul

OPINION PUBLIQUE - De la manipulation aux théories du complot

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 8 février 2018

Invité par l’Association culturelle Turquie-France, Serdar Devrim a présenté mardi “l’art de manipuler l’opinion publique”, de la plus simple manipulation journalistique à l’émergence d’une théorie du complot. Selon Ayhan Köksal, le président de l’association, les attentats de Charlie Hebdo, à Paris en janvier dernier, ont donné un écho particulier à cette conférence.

 “A partir du moment où l’homme a commencé à communiquer, la manipulation a débuté” : c’est sur ces mots que Serdar Devrim, docteur en économie, écrivain et journaliste pour le quotidien Hürriyet, a débuté sa conférence.

Les premières traces de manipulation remontent à Pisistrate, un tyran d’Athènes du VIIème siècle avant notre ère, auquel sa démagogie permit de compenser son illégitimité. L’art de la démagogie s’est développé à Athènes, puis sous l’Empire romain, où l’expression “du pain et des jeux” trouve ses racines. ll était alors de coutume pour les empereurs de distribuer du pain et d’organiser des jeux dans le but de flatter le peuple et ainsi de s’attirer la bienveillance de l’opinion. Pour Serdar Devrim, faire tout l’historique de l’art de la manipulation dans le temps aurait été trop fastidieux, la société actuelle donnant déjà suffisamment matière à débattre.

La théorie du complot : “l’arme politique du faible” (Emmanuel Taïeb)

Suite aux attentats du 11 septembre à New York, un sondage cité par Serdar Devrim a montré que 20% des Français pensent que des zones de flou subsistent dans l’explication officielle. Dans ce même sondage, 4% de la population pense, elle, à un complot organisé par les services secrets. Plus récemment, pour 16% des Français, des zones de flou subsistent après les attentats de Charlie Hebdo et pour 2%, la théorie du complot prévaut. La proximité des attentats (géographique et temporelle) ainsi que la conviction pour l’opinion publique de l’existence d’une réelle menace terroriste expliquent, pour Serdar Devrim, que les Français adhèrent plus facilement à théorie officielle pour Charlie Hebdo que pour le 11 septembre. Si l’on se tourne vers la Turquie, la théorie du complot trouve particulièrement écho chez 44% de la population et grimpe jusqu’à 57% chez les électeurs de l’AKP (Parti de la justice et du développement).

Selon Serdar Devrim, le flux d’information est en cause : “tout est fait pour ne plus rien comprendre”. Aujourd’hui, avec internet et l’information en continu, l’opinion publique fait face à une masse d’informations qu’elle ne peut plus maîtriser. Un sondage montre que proportionnellement à la croissance de sa masse et de sa vitesse, la crédibilité de l’information diminue dans l’opinion publique. Selon Emanuel Taïeb, enseignant à l’Institut d’études politiques de Lyon et spécialiste du conspirationnisme, “ces théories surgissent à chaque fois qu’un événement est complexe à assimiler pour une société”.

Ces théories sont apparues pour la première fois après l’assassinat de Kennedy. Selon Emmanuel Taïeb, “les théories du complot ont un pouvoir attractif fort, car elles prétendent dévoiler la vérité. Elles sont également plus excitantes, plus inquiétantes et troublantes que les versions connues des faits.” Emmanuel Taïeb souligne également que les théories du complot sont aujourd’hui devenues un phénomène de société : elles ne touchent pas uniquement les jeunes et les populations défavorisées comme certains sondages peuvent le laisser penser. “Construire une théorie du complot est une arme politique qui permet à des acteurs politiques extrêmes, marginaux ou faibles d'exister dans le champ médiatique ou politique à moindre coût”.

La manipulation des masses, une pratique quotidienne

Serdar Devrim (photo DG) s’est principalement appuyé sur les travaux d’Edwards Bernays, considéré comme le père de la propagande politique institutionnelle et de l’industrie publique. Edward Bernays est à l’origine de la campagne “Les torches de la liberté” qui encourageait les femmes, à la fin des années 1920, à fumer en dépit des tabous. L’opinion publique a été manipulée, afin qu’un tabou devienne un symbole de liberté et d’émancipation de la femme. Alors que 5% des femmes fumaient en 1923 aux Etats-Unis, elles étaient 30% en 1965. De la campagne commerciale à la campagne politique, la manipulation des masses à leur insu est répandue dans la société moderne. La théorie de Bernays, “la nouvelle propagande”, qui pose qu’une minorité peut influencer la majorité,a été largement reprise par Goebbels, le responsable de la propagande nazie.

L’actualité regorge d’exemples de manipulation des masses. L’affaire récente de l’arrestation du journaliste Mehmet Baransu pose, selon Serdar Devrim, la question de “savoir qui a manipulé et qui s’est laissé manipuler”. Pour le journaliste, “la manipulation des informations est la plus simple, le symbolique cormoran de la guerre du Golf en est l’illustration”. La photo d’un cormoran recouvert de pétrole avait été utilisée et largement reprise par les médias pour illustrer la responsabilité de Saddam Hussein, qui aurait déclenché “la marée noire du siècle” en bombardant volontairement des puits de pétrole. La photo était en réalité une image d’archive capturée sur une plage bretonne.

Comment renverser une opinion publique ?

En s’appuyant sur les travaux de Joseph P. Overton et son idée de “fenêtre d’opportunité”, Serdar Devrim a expliqué comment une société adhère à une idée à l’origine inacceptable. Pour Overton, chaque idée a une fenêtre d’opportunité qui se situe entre la sensibilité et la popularité. Selon Serdar Devrim, le cas d’Abdullah Öcalan en est l’exemple type. Le leader emprisonné du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), organisation considérée comme terroriste, “est passé de tueur d’enfant à meilleur espoir de paix pour la Turquie”. Abdullah Öcalan est passé par les différentes étapes de la théorie de Joseph P. Overton jusqu’à ce que sa coopération devienne une priorité politique.

Face à cet exposé, une question fondamentale se pose: “comment s’informer et pourquoi l’opinion publique ne réagit pas ?” La presse a de moins en moins d’impact aujourd’hui sur l’opinion publique, pour le journaliste : “ceux qui lisent un journal, ne le lisent pas pour apprendre quelque chose mais pour conforter leur opinion. Le meilleur moyen de s’informer est de garder un sens critique face à la masse d’informations à laquelle nous devons faire face”.

Dorine Goth (www.lepetitjournal.com/istanbul) jeudi 5 mars 2015

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Publié le 4 mars 2015, mis à jour le 8 février 2018

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