La Turquie est connue pour sa musique mélancolique et ses instruments traditionnels, ainsi que sa pop. À la télévision ou la radio, peu d'artistes de rap sont diffusés. Cependant, la scène hip-hop est florissante en Turquie, et tout particulièrement à Istanbul. Le genre en est à sa troisième génération d'artistes et touche un public de plus en important, s'exportant même en Europe.
Le rap turc est né en Allemagne au milieu des années 1990. "En Europe, ce sont la plupart du temps des personnes issues de l'immigration qui ont commencé à faire du rap. En Allemagne, ça a été les Turcs. Cependant, en Turquie, il n'y a pas une telle immigration, donc tout a commencé plus tard", explique Müjde, journaliste culturelle et réalisatrice d'un documentaire sur le rap turc.
Le premier groupe de rap turc, Cartel, est arrivé en Turquie en 1995. D'autres noms, comme Fuat, Eko Fresh, Kool Sava? ou Killa Hakan ont aussi commencé en Allemagne dans les années 1990. "Je suis né en Allemagne et je suis rentré en Turquie en 1984. J'ai commencé le rap en 1991, j'étais rentré à Berlin à l'époque, juste après la chute du mur", raconte Fuat (photo SB), contacté par lepetitjournal.com d'Istanbul. "J'ai commencé à écrire en anglais car c'était la langue de la musique que j'écoutais, puis j'ai réalisé que je pouvais mieux m'exprimer en turc. J'ai donc écris en turc et je suis rentré en Turquie en 2005" poursuit-il.
"En Allemagne, à l'époque de la Guerre Froide, les soldats américains écoutaient des vinyles de rap. Les Turcs, qui ne pouvaient pas entrer dans les clubs en Allemagne, sortaient avec ces soldats et ont aussi écouté cette musique, ils ont alors commencé à écrire des chansons de rap en anglais", explique Müjde. "Il n'y avait pas de rap en Allemagne à cette époque. À partir de là, les Allemands et les Turcs se sont mutuellement influencés et ont commencé le rap ensemble", ajoute-t-elle.
Une histoire récente
Le rap est donc arrivé d'Allemagne en Turquie. Les groupes utilisant la langue turque se sont développés. Rahdan Vandal a commencé le rap en 2001 et se revendique de la deuxième génération de rappeurs turcs. "Fuat est l'un des meilleurs rappeurs turcs pour moi, je l'écoute depuis très longtemps. Je pense que le rap turc lui doit beaucoup, il est très important pour nous. Depuis son retour en Turquie le rap ici s'est beaucoup amélioré", raconte-t-il.
Le rap prend son essor en Turquie à la fin des années 1990. Hayki, un autre artiste, explique que le boom du rap en Turquie doit beaucoup aux nouvelles technologies. "Quand le rap a commencé ici, nous n'avions pas encore acquis les techniques employées par les artistes des autres pays", ajoute-t-il. "Avec internet, nous avons beaucoup appris, sur les techniques et sur la culture du hip-hop, en tant que façon de vivre. Nous l'avons mélangée à notre propre culture et nous avons amélioré notre musique. Nous avons maintenant atteint les standards mondiaux du rap", décrit-il.
Une barrière importante subsiste pourtant et rend difficile l'exportation du rap turc : la langue. "Depuis les dix dernières années, la qualité du rap turc a énormément augmenté, mais le turc n'est pas aussi commun que l'anglais donc nous n'avons pas autant de public", explique Rahdan.
Influences et caractéristiques du rap turc
Le rap turc a ses propres caractéristiques et ses propres règles. Pour Zeval, une jeune rappeuse, il peut se séparer en deux catégories. "Les premiers ont un style mélancolique, et les deuxièmes se situent plutôt dans le genre battle rap, avec des beat et des paroles plus dures", explique-t-elle. Selon elle, sa musique se situe dans le rap mélancolique. "Mes albums ont des chansons mélancoliques. Les auditeurs sont touchés par les émotions présentes dans les paroles", ajoute-t-elle.
"Je pense que s'il y a deux catégories dans le rap turc c'est parce qu'il y a deux sortes d'influences. Le battle rap est plus influencé par le style des rappeurs américains, et le rap mélancolique est plus proche de la culture turque, avec des thèmes comme l'amour, la famille ou la trahison", explique encore Zeval.
Au début, le groupe Cartel faisait de la musique contestataire en Allemagne, et puis de la "battle" quand ils sont rentrés en Turquie. Désormais, le hip-hop turc se divise en différents sous-genres comme le rap mélancolique, émotionnel, ou le rap arabesque, avec des parties instrumentales reprenant des éléments traditionnels moyen-orientaux. D'après Müjde, le rap turc utilise beaucoup de "samples" basés sur de la musique du Moyen-Orient. "Notre culture fait que les gens sont très émotifs et réagissent vite et cela se reflète dans notre musique", explique Rahdan.
Hayki et Rahdan Vandal (photo SB)
Selon Hayki, sa musique ne correspond pas à un seul classement. "J'ai des principes et cela peut se voir dans mes paroles, je peux faire des chansons mélancoliques mais j'essaie quand même d'aborder des problèmes plus globaux pour toucher un public plus large", raconte-t-il.
Un genre subversif
Après les événements de Gezi de mai dernier, le thème de la politique et les critiques du gouvernement ont été de plus en plus traités dans les chansons de rap. Un genre qui, originellement, est subversif. D'après Hayki, des chanteurs qui ne parlaient jamais de politique s'y sont mis après Gezi. "C'est un peu devenu un business", selon lui, qui revendique l'exploitation de ce thème bien avant les événements de Gezi.
La politique a pourtant été l'un des thèmes principaux abordés par les groupes de rap turc, depuis Cartel. "Les gens qui écoutaient de la musique underground américaine, comme Immortal Technique, et qui ont commencé à faire du rap ici ont toujours eu des chansons politiques", raconte Rahdan. Une contestation qui n'aide pas le genre à accéder à une plus grande popularité.
Une faible audience
Pour Zeval, il n'y a que deux artistes de rap turc qui peuvent prétendre au rang des artistes mainstream d'autres genres musicaux comme la pop : Ceza et Sagopa Kajmer. Il est en effet assez difficile pour des rappeurs turcs de vivre de leur musique et d'accéder à la notoriété.
"En Turquie, la pop music est très populaire", explique Müjde. "On ne gagne pas sa vie avec le rap en Turquie. La télé et la radio n'en diffusent pas beaucoup. Le rap est assez dur à écouter pour les Turcs, par rapport aux thèmes abordés, et aussi au rythme et à la manière de parler, les Turcs n'y sont pas habitués", poursuit-elle.
Le public du rap turc est donc principalement constitué d'adolescents, qui abandonnent un peu le genre en grandissant. "Notre public est très jeune, ce sont surtout des lycéens. Je ne sais pas si en grandissant ils continuent à nous écouter, mais ils ne viennent plus aux concerts", décrit Rahdan. "Le principal public du rap, c'est les jeunes", ajoute Fuat. "Ils ne savent pas ici que le hip-hop est une culture, pas simplement une musique. Du coup, ils abandonnent les chansons qu'ils écoutaient dans leur jeunesse".
Difficile production
En dehors de cette faible visibilité, les rappeurs turcs ont d'importantes difficultés à produire leur musique. Rahdan et Hayki travaillent ainsi sur la création de leur propre label, pour pouvoir produire leur musique eux-mêmes.
"Il y a beaucoup de rappeurs en Turquie, de home studios, de gens qui font de la musique à la maison, mais il n'y a pas une scène aussi présente qu'en Europe", précise Müjde. Cela s'explique selon elle par le fait que les jeunes artistes sont peu soutenus. "Au cinéma, au théâtre, dans la littérature et c'est la même chose pour le rap, c'est difficile d'émerger pour les jeunes artistes en Turquie, ils obtiennent peu de soutien de la part de leurs aînés", soutient-elle.
"De plus, les labels de musique ont tendance en Turquie à catégoriser les artistes pour les faire ressembler à ceux qui marchent déjà, ce qui bride un peu leur originalité", poursuit Müjde. Les jeunes rappeurs ont donc d'importants obstacles à franchir avant d'émerger sur le devant de la scène.
"Les médias ne nous soutiennent pas vraiment en Turquie. C'est en train de changer mais ça évolue lentement. Je pense que nous avons besoin de temps", explique Fuat. "L'industrie musicale est assez hostile au rap ici, car c'est une musique subversive et critique. Ça ne colle pas avec l'industrie du divertissement. La culture hip hop est arrivée tard ici et elle est mal comprise", poursuit-il.
"Nous faisons tout nous-mêmes", racontent Hayki et Rahdan. "Nous enregistrons dans nos propres studios, nous créons l'artwork pour les albums. Il y a peu de labels dédiés aux artistes de rap, comme ceux pour les pop-stars. D'un côté c'est bien comme ça, car souvent si tu travailles pour un label ils te donnent des directives pour ta musique. Nous ne gagnons pas d'argent mais au moins, nous avons la liberté de faire la musique qui nous plaît, c'est notre passion".
Sarah Baqué (www.lepetitjournal.com/istanbul) mercredi 4 juin 2014 (REDIFFUSION)