Après l’attaque de drones sur le port de Sébastopol en Crimée le 29 octobre dernier, l’accord sur l’exportation de céréales ukrainiennes a été mis à mal. La Turquie a finalement apaisé les tensions pour la reprise de la circulation des cargos. Sa mainmise sur le détroit du Bosphore permet à Ankara d’ancrer son influence dans les échanges mondiaux.
"La politique de la Turquie pendant la période de guerre a été très fructueuse. La Turquie peut convaincre les deux pays", a déclaré Kazım Taycı, président de l'Association des exportateurs de céréales, de légumineuses et de graines oléagineuses d'Istanbul (İHBİR), après la suspension par la Russie de l’accord sur l’exportation de céréales ukrainiennes. Le début de la guerre en Ukraine en février 2022 a perturbé l’exportation de céréales. L’un des plus grands producteurs et exportateurs mondial de céréales s’est vu "couper l’herbe sous le pied" par le début de "l’opération spéciale" menée par Moscou. En 2020, 9% des exportations mondiales de blés provenaient d’Ukraine. Une situation qui inquiète la communauté internationale, laquelle craint en effet pour la sécurité alimentaire mondiale. Ainsi, un accord céréalier pour un ‘corridor humanitaire’ a été signé le 22 juillet à Istanbul, entre les Nations-Unies, la Russie, l’Ukraine et la Turquie. L’objectif de celui-ci est de permettre l’exportation de céréales via un couloir maritime dédié.
La Turquie, garante des grains sur le Bosphore
Pour le bon fonctionnement du corridor, le détroit du Bosphore joue un rôle central. Les cargos de marchandises passent, en effet, par le détroit qui relie la mer Noire à la mer de Marmara. Avec le début de la guerre, Ankara avait décidé de bloquer les détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires de guerre, comme l’y autorise la convention de Montreux, signée en 1936. Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan avait d’ailleurs affirmé que la Turquie avait "décidé d’utiliser la convention de Montreux de manière à empêcher l’escalade de la crise." Néanmoins, pour conserver sa position ambivalente envers Kiev et Moscou, Ankara s’est positionnée en médiateur entre les deux pays. Pour ne pas engendrer une crise alimentaire mondiale, un Centre conjoint de coordination (CCM ou JCC) a ainsi été créé à Istanbul, composé de hauts représentants de la Fédération de Russie, de Turquie, d'Ukraine et de l’ONU. À Istanbul, le CCM encadre l’inspection des navires qui se dirigent vers l’Ukraine afin de vérifier qu’ils ne transportent pas de cargaison. Dans le sens inverse, des contrôles sont également effectués.
Ankara au secours de l’accord céréalier
Mais l’attaque de drones en Crimée contre des navires russes a permis à Moscou de justifier la suspension de l’accord signé en juillet 2022. "Les drones maritimes se déplaçaient dans la zone de sécurité du ‘corridor des céréales’" a précisé le ministère de la Défense russe le dimanche 30 octobre, avant d’ajouter que certains des drones avaient pu être envoyés "depuis l’un des navires civils affrétés par Kiev ou ses maîtres occidentaux pour l’exportation de produits agricoles depuis les ports maritimes de l’Ukraine." Malgré la suspension de l’accord par la Russie, quelques navires étaient néanmoins partis d’Ukraine le lundi 31 octobre. Mais le Centre conjoint de coordination, chargé du contrôle des céréales, avait annoncé dans un communiqué le mardi 1er novembre au soir la suspension des déplacements en mer Noire : "Le secrétariat des Nations unies au centre conjoint de coordination, les délégations d'Ukraine, de Russie et de Turquie se sont accordés pour ne pas planifier de mouvements de cargos le 2 novembre, au titre de l'Initiative pour les céréales en mer Noire."
Une situation dénoncée par Emmanuel Macron, qui accuse la Russie de nuire à la sécurité alimentaire. Pour Kazım Taycı, "la guerre a commencé lorsque les prix étaient en baisse. La tarification a été soulagée par l'accord. En l'absence d'un nouvel accord, les prix vont encore augmenter."
Le président turc, lui, se veut plus confiant. Après un entretien téléphonique avec Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdoğan a estimé que "résoudre la question de l’exportation des céréales pourrait amener la Russie et l’Ukraine sur le chemin de la négociation de paix." 170 cargos en attente ont été recensés par le CCM au large d’Istanbul la semaine du 31 octobre. Finalement, le mercredi 2 novembre, le président turc et l’ONU ont réussi à convaincre la Russie de maintenir l’accord. La Russie n’a pas mentionné les conditions dans lesquelles elle avait finalement accepté de reprendre les exportations de céréales.
Le Bosphore, une position géostratégique
Pour la Turquie, le détroit du Bosphore devient donc une arme d’influence dans les changements géopolitiques. Cela contribue à affermir sa place sur la scène internationale, où elle prend part aux négociations. La Turquie est désormais considérée par les co-belligérants comme un acteur central dans les discussions, du fait de sa position géostratégique. Le détroit turc donne ainsi le pouvoir d’agir sur l’équilibre régional : ne pas envenimer le conflit russo-ukrainien, et ne pas attiser les tensions en mer Noire, une zone riche en hydrocarbures. "Alors que le monde se concentrait sur la réponse de la Turquie à la crise en Ukraine, la diplomatie maritime est devenue un test décisif de l'orientation géostratégique plus large d'Ankara vis-à-vis de l’ OTAN et de la Russie", considère S. Süha Çubukçuoğlu, analyste en géopolitique. Pour lui, cela permet à la Turquie de garder une certaine neutralité dans la guerre en Ukraine tout en conservant ses engagements stratégiques. C’est par exemple ce qui donne l’opportunité à Recep Tayyip Erdoğan de ralentir le processus d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, pour ne pas provoquer la Russie. "L’homme malade" de l’Europe est désormais, grâce à son détroit stratégique, en position de force.
Cet article a été écrit dans le cadre d'un examen à l'école de journalisme de Nice