Le parti au pouvoir défend une loi qui pourrait aboutir à amnistier des auteurs d’abus sexuels sur mineurs. Elle serait appliquée une seule fois et de manière rétroactive. Le texte suscite l’indignation jusque dans les rangs du pouvoir.
Le 18 novembre, Journée européenne pour la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, le mot-dièse #TecavüzMeşrulaştırılamaz ("On ne peut pas légitimer le viol") est apparu en tête des tendances sur le Twitter turc. Aucun rapport, pourtant, avec cette journée instaurée l’an dernier par le Conseil de l’Europe. Les internautes turcs signifiaient par là leur colère contre une proposition de loi qu’avaient tenté, discrètement la veille au soir, de faire adopter en séance des députés du Parti de la justice et du développement (AKP). Le texte, qui tient en 83 mots, commence ainsi : "Hormis les cas de contrainte, menace, ruse ou toute autre raison affectant la volonté, les condamnations des auteurs d’exploitation sexuelle commise avant le 16/11/2016 seront suspendues si l’auteur épouse la victime."Tollé immédiat en Turquie, y compris dans les rangs du parti au pouvoir. Une pétition en ligne réclamant le retrait du texte a recueilli en 24 heures plus de 500.000 signatures (près de 800.000 à cette heure). Le gouvernement a défendu la mesure qui vise, selon lui, à ne pas pénaliser les couples dont au moins l’un des membres était mineur mais "consentant", une argumentation évidemment rejetée par les défenseurs des enfants. Et le ministre de la Justice, Bekir Bozdağ, d’évoquer "3000 couples victimes" : "Il y a des couples qui ont commencé à vivre ensemble avant 16 ans révolus [en Turquie, l’âge légal du mariage est de 18 ans mais un juge peut, dans des "situation exceptionnelles", l’autoriser dès 17 ans], qui ont eu un ou plusieurs enfants, qui se sont mariés à l’âge légal mais dont le mari se retrouve condamné à huit ans de prison en vertu de l’article 103 du Code pénal".
Aux origines de l'affaire
Cet article 103, jugé problématique par le Conseil constitutionnel en juillet, qualifie "d’exploitation sexuelle" tout acte sexuel avec des enfants de moins de 16 ans et oblige les juges à condamner l’auteur, quel que soit son âge, à une peine minimum de huit ans. Le Conseil constitutionnel, déjà décrié à l’époque, s’était prononcé en réponse à une affaire ouverte au sujet de lycéens impliqués dans des relations sexuelles avec une élève de 14 ans. Il donnait six mois au Parlement pour modifier l’article 103. Avec cette proposition, l’AKP prétend défendre les couples (et leurs enfants) dont au moins un des membres avait moins de 16 ans au moment de l’acte sexuel et qui auraient "prouvé" leur "consentement" mutuel à cette relation en se mariant, souvent religieusement puis civilement. Le pouvoir dément fermement toute amnistie pour les violeurs, invoquant les premiers mots du texte – "hormis les cas de contrainte, menace…"
Ce raisonnement ignore – au mieux – les lacunes et les risques que renferment ces 83 mots livrés à l’interprétation des juges. Les nombreux opposants au texte ont reçu, dès le premier jour, un soutien de poids : Sümeyye Erdoğan, fille du président Recep Tayyip Erdoğan et vice-présidente de l’Association femme et démocratie (KADEM). "L’une des principales failles est la grande difficulté à déterminer ce qui relève de la force et de la menace. Et quand bien même il n’y aurait pas eu force et menace, comment va-t-on déterminer la “volonté” d’une fillette ?" alerte l’association.
Le mariage comme "consentement"
Ce n’est pas tout : au-delà du concept hautement douteux de "volonté" en matière sexuelle chez de si jeunes adolescents, le texte de l’AKP considère le mariage comme une preuve de consentement a posteriori. C’est oublier la réalité non pas des mariages précoces (dont le gouvernement semble paradoxalement prendre acte – si ce n’est accepter – avec cette proposition induisant le "consentement"), mais le fait que la plupart de ces enfants sont mariés de force par leur famille, souvent après un abus sexuel, sous prétexte "d’honneur". Des milliers de violeurs et d’agresseurs ont échappé à la justice en épousant leur victime, avait dénoncé en juillet Mustafa Demirdağ, président de chambre à la Cour de cassation, citant 3000 affaires. Selon les chiffres officiels (TÜIK), au moins 139.465 mineures ont accouché entre 2010 et 2015, dont 2833 fillettes de moins de 15 ans.
Le texte doit, en théorie, être rediscuté ce mardi en séance. Dépassé par l’ampleur du scandale, embarrassé par le malaise dans son propre camp, le Premier ministre Binali Yıldırım a demandé à son parti de "consulter l’opposition". Il doit aussi rencontrer lundi les députées de l’AKP. Quant au président Erdoğan, il a soigneusement évité, pour l’heure, de s’exprimer sur la question.
Anne Andlauer (http://lepetitjournal.com/istanbul) lundi 21 novembre 2016