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Guerre en Ukraine : la Turquie au premier rang sur la scène internationale ?

Il y a 1 an jour pour jour, le 24 février 2022, Vladimir Poutine lançait son "opération spéciale" et amorçait ainsi l’invasion du territoire ukrainien. Ce conflit, largement internationalisé, a permis à la Turquie de s’affirmer géopolitiquement en jouant sur différents registres (médiation, fourniture d’armes, rôle au sein de l’OTAN, etc.), et au besoin, en entretenant des relations ambiguës avec les différentes parties prenantes.

Guerre en UkraineGuerre en Ukraine
©Anadolu Agency
Écrit par Pauline Sorain
Publié le 23 février 2023, mis à jour le 12 janvier 2024

Une diplomatie du grand écart qui ménage chacun des camps

La Turquie est membre de l'OTAN. Cela ne l’a pas empêchée de développer, depuis plusieurs années, une relation forte avec son voisin russe, à la fois sur le plan énergétique, militaire (achat de missiles de défense aérienne S-400) et diplomatique.

Cependant, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine le 24 février 2022, la Turquie s’est montrée ferme face à cette violation de la souveraineté nationale ukrainienne. Elle n’a d’ailleurs jamais reconnu l’annexion de la Crimée en 2014.

Parallèlement, la Turquie, dans sa volonté d’expression pleine et entière de son autonomie sur la scène internationale a rapidement fait part de sa volonté de ne pas appliquer les sanctions occidentales contre la Russie. Elle s’est, dès lors, résolument positionnée en médiatrice du conflit.

Ce multilatéralisme opportuniste a des incidences sur la façon dont la Turquie gère cette crise. Ainsi, comment parvient-elle à trouver un équilibre avec les différents belligérants ?

Une relation pragmatique avec la Russie 

Si la Turquie se range d’abord aux côtés de l’Ukraine au nom d’impératifs nationaux, elle souhaite également renforcer son alliance avec la Russie dans le cadre d’une quête commune d’un monde multipolaire.

De plus, le président Erdoğan, pragmatique, ménage une relation de dépendance avant tout énergétique. Aussi, au cours de la dernière décennie, la Turquie a opéré un rapprochement stratégique avec la Russie sur ce volet. Un des points culminants de cette coopération fut la mise en service en 2020 du gazoduc Turkish Stream, qui s’étend de la mer Noire à la frontière grecque.

C’est à partir de 2016, (après notamment six mois de fortes tensions, causées par la destruction par des F-16 turcs d’un avion de combat russe sur la frontière turco-syrienne), que les relations turco-russes se sont normalisées. Vladimir Poutine a ainsi montré son respect et son soutien au président Erdoğan, notamment lors de la tentative de coup d’Etat qui a affaibli le président turc cette année-là. À la recherche de médiateurs non occidentaux, Turquie et Russie se sont alliées, avec l’Iran, dans le processus d’Astana, avec pour objectif de résoudre le conflit syrien. Cette convergence est-elle seulement conjoncturelle ? Ces tentatives de normalisation se sont basées sur de véritables efforts de la part de la Russie et de la Turquie, cela alors même que dans certains conflits régionaux actuels (en Syrie, en Libye ou encore au Haut-Karabakh) ces derniers ne sont pas dans le même camp. Rappelons également que le déclin de l’Empire ottoman est, entre autres, la conséquence des défaites que lui a infligées la Russie tsariste, depuis le XVIᵉ siècle.

La Turquie et la Russie ont cependant des sujets de convergences bien établis : elles ont cet objectif commun d’affirmation sur la scène internationale en vue de renverser un statuquo de domination états-unienne. Cette recherche d’une zone d’influence correspondant à l’Empire passé de leur pays, ne peut se faire que par défiance à l’égard de l’Occident.

Avec l’Ukraine, une relation de cœur à multiples facettes

Cette relation, déjà largement engagée auparavant, s’est vue renforcée. En effet, la Turquie et l’Ukraine coopèrent dans de nombreux domaines : diplomatie, économie, mais aussi armement. Gardiennes de l’équilibre géostratégique de la mer Noire, la Turquie et l’Ukraine entretiennent des relations depuis de nombreuses années, la Turquie voyant dans l’Ukraine un contre-pouvoir à l’influence de la Russie dans cette zone stratégique.

Économiquement : les deux pays ont engagé une véritable coopération économique. En 2021, les échanges commerciaux entre les deux pays ont atteint plus de 7 milliards de dollars (céréales, acier, production de meubles, constructions navales, etc.).

Diplomatiquement : en outre, depuis 2014, le gouvernement turc n’a jamais reconnu l’annexion de la Crimée par la Russie. La Turquie clame son attachement à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’Ukraine. Les contacts politiques au plus haut niveau sont également fréquents entre les deux pays.

Militairement : après la signature d’un accord de défense en 2016 avec Kiev, la Turquie est devenue un important fournisseur de l’armée ukrainienne, notamment avec les drones de combat Bayraktar TB2 qui ont joué un rôle important dans l’arrêt de l'avancée russe.

L’affirmation d’un acteur incontournable, véritable pivot de la crise

Par sa position, la Turquie a cherché à montrer à l’OTAN que, si elle ne peut infléchir la position de la Russie dans la guerre, elle est traitée avec égards par Vladimir Poutine et est apte à dialoguer avec lui.  Elle envoie ainsi le message qu’elle demeure incontournable et que ses positions doivent être prises en considération. La relative faiblesse américaine dans la zone et l’engagement de la Russie dans le conflit ukrainien ouvrent pour la Turquie une opportunité d'avoir les mains libres pour mener ses opérations. Le pays a joué un rôle géopolitique considérable, la Russie et l’Ukraine s’accommandant de la posture médiatrice d’Erdoğan.

  • Le 10 mars 2022 à Antalya, les dirigeants turcs ont organisé un sommet tripartite entre les ministres des Affaires étrangères ukrainien, russe et turc. C’est le premier face-à-face entre les chefs de la diplomatie russe et ukrainienne.
  • Dans la semaine qui a suivi, le ministre des Affaires étrangères turc s’est rendu à Moscou et à Kiev.
  • Le 29 mars 2022, des négociations ont été ouvertes sous l’égide de la Turquie en présence du président Erdoğan, entre les délégations russe et ukrainienne.
  • Le 8 juin 2022, visite à Ankara du ministre russe des affaires étrangères.
  • Le 22 juillet 2022, la Russie et l’Ukraine ont signé, sous l’égide de la Turquie et de l’ONU, un accord prévoyant l’ouverture d’un corridor maritime permettant d’évacuer les céréales ukrainiennes en mer Noire, afin de permettre la reprise des exportations et de prévenir une crise alimentaire mondiale.
  • Le 22 septembre 2022, la Turquie a été à nouveau à l’origine d’un accord d’échanges de prisonniers entre les deux pays belligérants.

La Turquie fait partie de ces pays qui, en dépit des liens qu’ils entretiennent avec les États-Unis, ne perçoivent pas le conflit ukrainien vraiment comme le leur. Dès lors, ces différents États ont ajusté leurs liens avec leurs alliances traditionnelles. Aussi, si la Turquie a dénoncé le trouble international que constituait l’agression russe, elle n’a pas rompu ses relations avec la Russie.  Elle considère que ce n’est pas à l’OTAN de définir qui sont ses ennemis. La Turquie agit en fonction de ses seuls intérêts, qui ne sont pas forcément ceux de l’Occident (équilibre périlleux entre la Russie, l’Ukraine et l’OTAN).

Compte tenu de l'évolution de la crise ukrainienne, la Turquie se sent en position de force. Ainsi, elle retarde activement l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, ce qui constitue pour elle un moyen de pression vis-à-vis des membres occidentaux de l’Alliance avec pour objectif de leur rappeler ses propres intérêts.

En Turquie, l’impact du conflit : une immigration de masse et un marché de l’immobilier saturé

La Turquie constitue une véritable terre d’asile pour les Russes qui fuient la guerre. Ces derniers ont triplé leurs achats de biens immobiliers en 2022, faisant d'eux les principaux acheteurs étrangers sur le marché immobilier turc. Cette dynamique a été provoquée par les sanctions occidentales qui ont frappé la Russie à la suite de l’invasion de l'Ukraine. Ainsi, les Russes ont acheté un nombre record de 16 312 biens (les ressortissants iraniens et irakiens sont classés respectivement deuxième et troisième), selon les données de l'Institut statistique turc (TurkStat).

En 2022, d’après les données officielles, plus de 150 000 Russes ont obtenu des permis de séjour en Turquie. Un an après le début de la guerre, la présence russe, notamment à Istanbul et dans plusieurs villes côtières du sud du pays comme Antalya, peut se remarquer à tout niveau.

Si la Turquie a longtemps été une terre d’accueil pour les Russes, ce phénomène s’est trouvé amplifié par le conflit.

Du côté ukrainien, le phénomène est moins flagrant. Leur présence reste tout de même conséquente avec 2574 biens immobiliers achetés en Turquie en 2022.

L’hyperactivité diplomatique de la Turquie a engendré des résultats mitigés. Cependant, ce jeu sur plusieurs tableaux lui a permis de se maintenir au cœur du jeu diplomatique, et d’engager de nombreuses manœuvres tout en affirmant sa spécificité. Elle s’affirme ainsi comme un acteur régional incontournable et est à même de monnayer son soutien selon ses priorités politiques.

 

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