Charles King explique dans son livre, Minuit au Pera Palace, que le surnom "Moscou sur Bosphore" fut donné à la ville d’Istanbul après la révolution d’Octobre, lorsqu’une foule de Russes blancs traversa la mer Noire pour se réfugier en Turquie.
A cette époque, la ville regorgeait déjà d’une multitude d’exilés représentant un cinquième de sa population du moment lorsqu’arriva, en 1919, une nouvelle vague de milliers de Russes entassés sur des bateaux, qui, au début, étaient essentiellement des nobles, des fonctionnaires ou des cadres de l’armée tsariste.
1919 et 1920 : l’arrivée des Russes blancs à Istanbul
La gare d'Haydarpaşa fut transformée en centre sanitaire et de nombreuses casernes converties en centres d’accueil. Mais en 1920, la déroute en Crimée de l’Armée blanche, qui tentait de résister au Bolchévisme, se solda par un raz-de-marée de 120 000 Russes de plus, toutes classes sociales confondues, beaucoup de soldats et leur famille, dont 7 000 blessés ou malades, ce qui porta leur nombre total à 150 000. On dit que leur situation était si dramatique qu’on voyait des femmes faire descendre des bateaux leurs bijoux attachés à une ficelle, en échange d’un pain. Charles Harrington, chef des forces d’occupation à Istanbul entre 1919 et 1923, explique dans son rapport que les gens mouraient de faim dans la rue et qu’il dut organiser d’immenses soupes populaires pour nourrir quotidiennement presque 200 000 personnes.
Pour certains Russes, Istanbul ne constitua qu’une étape, pour d’autres, ce fut leur destination finale, surtout pour ceux qui obtinrent la nationalité turque en 1936. Les plus fortunés devinrent les rois de la vie nocturne stambouliote, en ouvrant restaurants et cabarets qui allaient modifier la physionomie de la cité, comme le Régence (qui existe encore sous le nom de "1924 Rejans"), le Petrograd, le Moscovite ou le Maksim.
Le restaurant 1924 Rejans
Et surtout, se rendre célèbres par l’emploi de serveuses de restaurant - un scoop à cette époque !- de vendeuses de tombolas ou de danseuses, qu’ils présentaient comme des "duchesses ruinées" ; au point qu’en 1923, selon Philip Mansel, dans son ouvrage, Constantinople, des dames turques dénoncèrent au préfet ces "lieux de perdition pour l’innocence", où l’on détournait leurs époux et leurs fils.
L’essai de Jack Deleon, Les Russes blancs à Beyoğlu, explique que la venue des Russes blancs introduisit aussi à Istanbul de nouvelles habitudes, comme la multiplication des pâtisseries ou la découverte des bains de mer à Florya ; à Beyoglu, le célèbre Passage aux Fleurs tire son nom des femmes russes qui y vendaient des bouquets. Ces dernières influencèrent d’ailleurs la mode des dames turques, qui adoptèrent la "tête russe", c’est-à-dire les cheveux courts de celles que l’on surnommait les "harachos" (c’est-à-dire "les belles"), et qui se mirent, pour la première fois, du rouge à lèvres…
Toutefois, même si les personnes qualifiées, médecins, pharmaciens, professeurs de langue, musiciens ou artisans, parvinrent à exercer leur profession, pour la plupart des migrants, dont la monnaie tsariste ne valait plus rien, ce fut la misère et les métiers de fortune ; certains en furent même réduits à organiser des paris sur des courses de cancrelats. De nombreux témoignages ou romans turcs, comme, Est-ce que je suis fou ?, de Hüseyin Rahmi Gürpinar, en 1925, s’en sont fait l’écho.
1991 : le commerce russe à Istanbul après la dissolution de l’URSS
Après la chute du rideau de fer, de nombreux Russes affluèrent encore à Istanbul, mais cette fois, pour y faire du commerce à la sauvette. On voyait alors, dans les quartiers aisés de la ville, des hommes assis sur le trottoir, un foulard en guise d’étal, en train de vendre les souvenirs de l’Armée rouge, montres à l’effigie de Lénine ou jumelles à vision nocturne. Ou, au contraire, des femmes transportant d’énormes ballots pleins de vêtements achetés à Istanbul, qu’elles partaient revendre en Russie.
2022 : la nouvelle vague d’émigrés russes en Turquie
En 2022, c’est l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui a entraîné un nouveau déferlement d’exilés russes en Turquie. Tout d’abord, au printemps 2022, des opposants au régime et à la guerre, des journalistes et artistes, mais aussi 900 jeunes informaticiens. Le nombre de demandes de permis de séjour s’est élevé à 140 715 sur l’année 2022 (chiffres officiels). Les plus aisés tentent d’acquérir la nationalité turque. L’achat d’un bien immobilier d'une valeur de 400 000 dollars étant obligatoire pour l’obtenir dans cette situation, on a pu observer une augmentation de 186,6% des investissements russes, avec la création de sociétés et l’achat de 13 430 logements sur l’année. Cependant, les émigrés actuels ne sont pas tous argentés. Certains quartiers abritent désormais des jeunes arrivés lors de la mobilisation "partielle" du 21 septembre, et qui survivent grâce à l’entraide de leurs compatriotes, l’argent envoyé par leur famille ou, dans le meilleur des cas, continuent à travailler pour leur entreprise d’origine en "télétravail". Il est probable qu’ils resteront longtemps en Turquie, puisque la loi russe punit les déserteurs d’une peine allant jusqu’à dix ans de prison. Et devront s’y façonner une nouvelle existence. Cette situation n’est pas sans rappeler, même avec des différences, les faits d’il y a cent ans. A certains égards, si "l’Histoire ne se répète pas", elle donne, quand même, une impression de "déjà-vu"…
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