

Jean-François Pérouse à donné mardi soir une conférence, organisée par l’ADFE (l'Association démocratique des Français de l'étranger), à l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA). Devant une salle comble, il a présenté “les grands enjeux de l’urbanisme contemporain d’Istanbul à la veille des élections locales de mars 2014”. L’occasion de revenir sur les grands travaux en cours, censés améliorer la ville et le cadre de vie de ses habitants. Ils sont nombreux, avancent très vite et ne sont pas sans conséquences...

Depuis mai 2008, face à l’agrandissement d’Istanbul, un nouveau découpage administratif s’est organisé, officialisant sept nouveaux arrondissements. Le projet d’urbanisme, motivé par la volonté de faire du neuf, a été engagé depuis mars 1994, soit depuis que “l’islam politique est aux rênes du pouvoir à Istanbul”. Il s’ancre dans une logique de fuite en avant, mêlé à ce qu’il appelle “un travail de fabrique du patrimoine”. Mais cette entreprise, qui puise ses références dans le patrimoine ottoman, a un coût financier – un budget de 18 milliards de livres turques pour 2013 – mais également un coût social et environnemental pour les Stambouliotes.
La folie des grandeurs : faire mieux, plus vite et plus grand
Partout, à la périphérie de la ville, le phénomène d’étalement urbain s'opère, toujours plus saisissant. Dans cette course en avant du bâti périphérique, aucune partie excentrée de la ville n’est épargnée. Comme l’affirme Jean François Pérouse, “en 2011, l’étalement autour de la Corne d’or est assez frappant, il est encore plus frappant autour de la rive asiatique à la suite de l’ouverture du deuxième pont.” Ainsi, les habitants de la ville ont vu fleurir à leurs portes, “sans aucune logique et sur décision des pouvoirs publics”, une masse insaisissable “d’apartkondu”, ces immeubles de béton venus remplacer les “gecekondu”, ces petites maisons sans étages construites illégalement.
Avec ses 13,8 millions d’habitants en décembre 2013, l’étalement urbain d’Istanbul apparaît comme une fatalité. Or, le géographe est catégorique : il s’agit avant tout d’un choix politique visant à faire d’Istanbul une ville tentaculaire, forte de son poids démographique. Selon lui, l’étalement urbain “n’est pas à la mesure de la croissance démographique actuelle. Il est beaucoup plus important. Et ça, c’est le résultat de politiques liées à la transformation urbaine de déconcentration et de développement de nouveaux territoires urbains.” Il ne faut donc pas, avertit Jean-François Pérouse, tomber dans le piège qui utilise “l’essor migratoire et la croissance démographique pour justifier la construction de nouveaux logements” puisqu’en réalité, il y aurait près “d’un million de logements vides à Istanbul”.
Dans la réalisation de ces grands projets, le temps n’est pas un problème. Réalisés toujours plus rapidement, ils sont symptomatiques d’une réalité peu démocratique : “le temps de la négociation n’existe pas”. Ainsi les chantiers d’aménagement sont de plus en plus nombreux aux quatre coins de la ville. Et, bien souvent, attisent la colère de ses habitants, rappelle le directeur de l’IFEA, faisant référence tant aux évènements de Gezi, qu’aux polémiques engendrées par l’ouverture du tunnel sous le Bosphore, le Marmaray.
L’objectif : “faire d’Istanbul la vitrine de la Turquie”
Depuis la fin des années 1990, un certain nombre d’intentions récurrentes ont vu le jour. Parmi elles : “promouvoir Istanbul sur le marché international”, mais aussi, “faire de la ville la vitrine de la Turquie”. Pour réaliser ce dessein, les pouvoirs mettent face à face Istanbul et le reste du territoire, au détriment d’Ankara. Istanbul est ainsi “brandie avec fierté au monde”, créant un doute sur le lieu, en Turquie, où se joue le pouvoir.
En effet, le projet de grandeur nationale du Premier ministre passe d’abord par Istanbul, où, rappelle Jean-François Pérouse, ce dernier a établi ses quartiers. Recep Tayyip Erdoğan passerait d’ailleurs plus de temps à Istanbul qu’à Ankara. Cette réalité remettrait profondément en cause le projet républicain édicté par Atatürk, qui avait institué Ankara comme capitale en 1923.
Les ambitions ne sont pas seulement politiques, mais également économiques, puisque “le grand projet de centre financier international pour Istanbul va aboutir à la suppression, à Ankara, d’un certain nombre de prérogatives en matière de gestion de la vie économique et financière, avec le déplacement de la Banque centrale, des grandes banques publiques et d’un certain nombre d’organismes de régulation des marchés financiers.”

Malgré les politiques urbaines mises en place, la question des transports reste un problème de taille à Istanbul. Les avancées, dans ce domaine, ne seraient pas en phase avec les changements urbains. De l’avis de Jean-François Pérouse, “les infrastructures de transports ne jouent pas leur rôle d’informateurs de la croissance urbaine. Elles ne parviennent pas à donner les grandes directions de celle-ci, mais au contraire essaient, difficilement, de suivre cette croissance urbaine, de la rattraper.”
Le développement urbain de la ville a eu pour conséquences le délaissement du parc existant et du cœur culturel d’Istanbul contre toujours plus de constructions nouvelles. Ainsi, si son patrimoine a été classé en 1985 par l’UNESCO, il ne serait actuellement plus mis en valeur. Avec ce projet d’urbanisme, “les efforts qui sont faits en termes de réhabilitation et de valorisation du patrimoine existant, ne sont peut-être pas à la hauteur de cette richesse considérable”, estime le directeur de l’IFEA.
Au contraire, les politiques de restauration n’ont pour ambition que de satisfaire l’économie touristique. L’industrie du tourisme stambouliote semble tourner le dos aux Européens et tendre la main aux touristes venus des pays arabes ou de Russie. La piste de ski récemment ouverte à la périphérie d’Istanbul, ainsi que les nombreux centres commerciaux qui fleurissent partout dans la ville, en seraient des témoins frappants.
Des projets qui coûtent : trop ?
Une telle politique urbaine n’est pas sans coût social et environnemental. L’utilisation du gaz comme énergie principale n’est pas une réalité pour tous et se fait le témoin de la “géographie sociale de la ville”. Quant au coût environnemental, bien qu’aucune donnée fiable n’existe concernant la pollution atmosphérique du fait de l’absence d’entités de recherches indépendantes, il serait, selon Jean-François Pérouse, “colossal”.
La politique urbaine menée à Istanbul, dissimulée derrière "l’obsession-écran de la ville-monde compétitive", serait en fait en décalage avec les réalités sociales, économiques, mais aussi environnementales de la ville. En guise de contestation, un grand rassemblement devrait d’ailleurs avoir lieu le 22 décembre à Kadıköy.
Laura Lavenne (http://lepetitjournal.com/istanbul) jeudi 19 décembre 2013
Lire à ce sujet l’article de Jean-François Pérouse : Hyperistanbul, Les grands projets d’aménagement urbain en Turquie











































