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ANIMAUX – Chienne de vie à Istanbul !

Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 19 avril 2011, mis à jour le 14 novembre 2012

Ils font partie de la carte postale d'Istanbul : les chiens des rues, souvent photographiés alanguis au soleil. Mais la plupart d'entre eux n'ont pas la vie facile. Depuis plus d'un siècle, des pouvoirs locaux et des particuliers essayent de s'en débarrasser. Aujourd'hui encore, des milliers d'entre eux survivent dans les forêts qui entourent la ville.

Un regard qui inspire la pitié (photo AA)

Lundi, 11 heures. Semra allume l'autoradio, Nur démarre la camionnette. Elle ne voit rien dans le rétroviseur. Entassés à l'arrière, des sacs de croquettes par kilos, par quinzaines de kilos. Des petits pains, des simits, des restes de cantines scolaires, des abats de boucheries du coin. Elles ont tout collecté la veille pour ne pas perdre de temps. Direction la forêt de Beykoz, sur la rive asiatique. Une longue journée, des kilomètres à travers bois et des centaines de chiens les attendent.

Le rituel dure depuis cinq ans, chaque lundi, mercredi et vendredi. Huit femmes se relaient d'une tournée à l'autre. Les chiens sortent par meutes au bruit de la camionnette. Ce sont toujours les mêmes, aux mêmes endroits. Semra Tecimen et ses amies leur ont donné des noms. ?akir, qui aboie quand on caresse un autre que lui. Taz?, qui suit la camionnette sur des dizaines de kilomètres?

Il y a aussi les petits nouveaux. "On repère tout de suite ceux qui viennent d'être abandonnés, ce sont les plus apeurés", raconte Semra. L'un deux, tout noir, la queue en tourbillon, sort lentement des fourrés. "Regardez comme il attrape le morceau de pain et s'enfuit vers sa cachette !", s'exclame Semra.

Semra au secours des chiens abandonnés (photo AA)

La forêt aux mille chiens

Ces chiens sont nés dans la rue. Ils ne sont pas arrivés tout seuls au beau milieu de la forêt. Les volontaires désignent les mêmes responsables : des particuliers qui ne veulent pas de chiens près de chez eux et les mairies de certains quartiers, à commencer par celle de Beykoz.

D'ailleurs, presque tous ces animaux portent à l'oreille une bague de couleur, preuve qu'ils ont été vaccinés et stérilisés. À chaque quartier sa couleur. Or, certains ont visiblement été opérés loin de ces bois, parfois sur l'autre rive d'Istanbul, puis transportés ici.

Les chiens n'ont pas l'air affamés, ni malheureux, ni agressifs. Mais si Nur, Semra et leurs six autres protectrices ne les nourrissaient pas, 800 animaux seraient livrés à eux-mêmes. Trois autres volontaires s'occupent de 300 chiens dans une autre partie de la forêt. Total : 1.100 chiens pour 11 femmes à Beykoz. Et combien de centaines encore dans les autres bois d'Istanbul?

Une véritable meute à nourrir avec les moyens du bord (photo AA)

Du poison à l'abandon

Les abandons de chiens en forêt ont commencé après le vote, en 2004, d'une loi de protection des animaux. Le texte oblige les équipes vétérinaires à stériliser les chiens errants et à les ramener là où ils les ont trouvés. Mais dans certains quartiers, on ne veut pas de ces chiens. Dans les bois, ils ne dérangent personne.

Avant la loi de 2004, les méthodes étaient encore plus expéditives. On les empoisonnait la nuit. Les chiens agonisaient à même les trottoirs.
Robert Smith, un homme d'affaires anglais qui vit depuis longtemps à Istanbul, a connu cette époque. "J'étais horrifié à la vue des cadavres de chiens dans les rues au petit matin", se souvient-il. "Il y a douze ans, naïf comme j'étais, je pensais que je pourrais résoudre le problème des chiens errants à Istanbul.?

Robert Smith a construit à Kemerburgaz un refuge semi-fermé, qui abrite aujourd'hui plus d'un millier de chiens. C'est un grand défenseur de la stérilisation systématique, entérinée par la loi de 2004. "Selon moi, la loi est correcte. Le problème, c'est que l'application dépend entièrement des municipalités", explique-t-il.

De si beaux toutous à adopter pourtant ! (photo AA)

L'épisode tragique de 1910

Robert aime chacun de ses chiens et voudrait leur trouver un nid, une famille pour les chérir. Cela n'arrive presque jamais. "Les Turcs ne veulent pas des chiens comme les nôtres, des chiens de la rue. S'ils adoptent, ce sont des chiens de race."
Beaucoup de Turcs ont peur de ces chiens des rues, refusent de s'en approcher, tremblent à l'idée de les toucher. "On me demande tout le temps si mon chien mord", s'indigne Semra Tecimen. "Et puis quoi encore ? Comme si je gardais un chien enragé sous mon toit?"

Au regard de l'Histoire, ce serait plutôt aux chiens de se méfier des hommes. En 1910, la municipalité de l'époque a embarqué et abandonné 60.000 d'entre eux sur un îlot désert en mer de Marmara.

Catherine Pinguet, universitaire française, a consacré un livre aux chiens d'Istanbul, notamment à cet épisode. À l'époque, les Jeunes Turcs viennent d'arriver au pouvoir. Elle raconte : "Le modèle était européen: avoir une ville propre, sans présence animale, surtout celle des chiens. Les populations des quartiers traditionnels tenaient à ces animaux mais les Occidentaux du quartier de Péra voulaient s'en débarrasser. Les chiens des rues étaient constamment dénoncés dans la presse en français de l'époque."

Un peu de nourriture pour les chiens des bois grâce à Semra et son équipe (photo AA)

Irréductibles chiens d'Istanbul

Un siècle plus tard, Istanbul ne sait toujours pas vivre en paix avec ses chiens.
"Ça continue ! On n'abandonne plus les chiens sur une île mais dans les forêts", se désole Robert Smith. "Pourtant, les chiens sont toujours là, dans les rues d'Istanbul? Ce qui prouve que les politiques d'extermination et d'abandon ne réussissent jamais."

Robert admet que son refuge n'est pas la meilleure solution. Il lui coûte 150.000 à 200.000 euros par an. Les volontaires des forêts n'ont pas non plus de recette miracle. Elles accepteraient presque qu'une partie des chiens soient emmenés dans les bois, mais sûrement pas dans ces conditions.

"Ce qui est criminel, c'est d'abandonner des animaux en cachette, là où il n'y a aucun humain alentours", souligne Semra Tecimen. "Évidemment, ne trouvant rien à manger, ils vont se battre et risquent même de s'entredévorer? Il faudrait qu'au minimum on dise aux volontaires comme nous ?Voilà, nous avons laissé tant de chiens à tel endroit? et nous irions les nourrir. Un animal abandonné ici, qui plus est après une opération, n'a aucune chance de survie."
Cent fois, Semra a voulu baisser les bras. Mais tant que rien ne changera, et tant qu'elle le pourra, elle et ses amies enfileront leurs bottes pour nourrir chaque semaine leurs 1.100 protégés.

Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com Istanbul) mardi 19 avril 2011

Contacts et documentation :
Le livre de Catherine Pinguet, Les chiens d'Istanbul, Éditions Bleu Autour.
Le film de Serge Avédikian, Chienne d'histoire, Palme d'or du court-métrage au festival de Cannes 2010.
Le refuge de Robert Smith : Sahipsiz Hayvanlar? Koruma Derne?i (SHKD), contacter Murat au 0542 201 09 49.
Pour contacter ou soutenir les volontaires de la forêt de Beykoz : Semra Tecimen, 0533 345 50 57.

lepetitjournal.com istanbul
Publié le 19 avril 2011, mis à jour le 14 novembre 2012

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