L'Homme qui assassina, publié en 1907, ?est un roman de l'ombre et de l'errance?, écrit celle qui le présente et l'a fait traduire en turc : Gisèle Durero-Köseo?lu. L'écrivaine française d'Istanbul s'est prise de passion pour cette ?uvre ?injustement oubliée?. Elle nous la raconte et raconte son auteur, Claude Farrère, qui fut témoin des derniers fastes de l'Empire ottoman.
Lepetitjournal.com d'Istanbul : Qui était Claude Farrère ? À quelle époque sa route croise-t-elle celle de la Turquie ?
Gisèle Durero-Köseo?lu (photo AA): Claude Farrère était, comme Pierre Loti, un marin. Il était enseigne de vaisseau sur Le Vautour, le bateau dont Pierre Loti était le commandant. Ils ont donc travaillé ensemble. En 1902, Farrère se rend à Istanbul. Le Vautour est le navire stationnaire chargé d'assurer la sécurité des ambassadeurs de France à Tarabya. C'est donc un navire souvent à quai et Farrère a le temps de se promener dans Istanbul, d'aller dans ces soirées mondaines qu'il décrie tellement... Claude Farrère est un partisan de l'Empire ottoman qui sera tout de même, par la suite, un admirateur d'Atatürk, du meneur d'hommes en tout cas. Farrère est un militaire, il a des valeurs d'Ancien régime, un peu rétrogrades? A la même époque, il a écrit Les Civilisés avec lequel il gagnera le prix Goncourt. Mais Claude Farrère est aussi un écrivain tombé en disgrâce, dont il n'existe qu'une seule biographie, celle d'Alain Quella-Villéger.
Combien de temps reste-t-il à Istanbul?
Il va faire plusieurs voyages. A l'époque du roman L'Homme qui assassina, il y reste un an et demi, me semble-t-il. Le roman comporte de nombreux éléments autobiographiques. On sait par exemple qu'il était amoureux de la comtesse Ostrorog et qu'il lui a demandé de quitter son mari, ce qu'elle n'a pas fait. Il a un peu déguisé cette histoire dans L'Homme qui assassina. Il n'a pas assassiné mais il s'est peut-être imaginé assassinant (rires).
Qu'est-ce qui vous a poussée à présenter et faire traduire en turc ce roman de Farrère ?
C'est un roman que j'ai adoré, tout simplement. Il y a quinze ans, un ami m'a conseillé un vieux livre à la bibliothèque de Pierre Loti, tout abîmé, tout jaune. J'ai été fascinée. J'ai adoré l'intrigue romanesque, le suspense, la vision d'Istanbul. Je me suis attachée à ce roman. Et depuis qu'on a commencé la collection Istanbul de jadis avec les éditions GiTa, j'ai toujours pensé que ce roman de Farrère y aurait toute sa place. Je trouve injuste de faire tomber en disgrâce et d'oublier un grand écrivain comme Farrère. Je voulais au moins redonner vie à ce roman. Farrère a écrit un autre très beau roman sur la Turquie, Les quatre dames d'Angora. Il a écrit aussi un recueil, Fumées d'opium, dont plusieurs des nouvelles se passent à Istanbul.
L'Homme qui assassina se présente sous la forme d'un journal intime. A quels moments retrouvez-vous Farrère derrière le narrateur, Renaud de Sévigné ?
Renaud de Sévigné, c'est Farrère. C'est sa personnalité. C'est un militaire, quelqu'un de très conservateur, quelqu'un qui a un sens de l'honneur exacerbé, qui se croit encore dans l'Ancien régime, qui admire les grands pachas turcs, le cérémonial, le selaml?k du sultan... C'est un turcophile exacerbé. Il a les excès de sa passion. Il aime tellement la Turquie qu'il tombe dans l'excès et refuse de voir la Turquie qui change? Claude Farrère et Pierre Loti sont tous les deux des rétrogrades qui aiment ce qu'ils appellent la ?vieille Turquie?. Ils aiment la Turquie aussi parce qu'ils croient qu'elle n'évolue pas. Tous les indices de son évolution leur déplaisent. La vision des femmes chez Farrère est très misogyne par exemple. Il est attiré par les femmes voilées, mystérieuses?
Diriez-vous qu'il faisait partie des orientalistes ?
Non, mais lui et Loti présentent tout de même des aspects orientalistes en ce qu'ils ne veulent voir que la Turquie du passé, pas celle du présent. Ni Loti ni Farrère ne se sont intéressés à tous les mouvements de l'époque qui essayaient de réformer l'Empire. Ils écrivent à l'époque de la naissance des Jeunes Turcs mais n'en parlent absolument pas. Même chose pour les femmes : à l'époque, les mouvements féministes sont actifs, publient des revues? Mais non, pour Farrère, la femme est dans son caïque, voilée. C'est une Turquie imaginaire, fantasmée. Il faut dire aussi que Farrère et Loti ont toujours pris parti pour la Turquie sur la scène internationale, lors de la Première guerre mondiale notamment. S'ils ont été si connus en Turquie, ce n'est pas pour leurs ?uvres littéraires. C'est uniquement pour leurs écrits politiques ou leurs discours à l'Assemblée ? surtout Loti ? en faveur de la Turquie. Ils ont d'ailleurs tous les deux une rue à leur nom à Beyaz?t.
La vision de Farrère, qui meurt en 1957, évolue-t-elle au fur et à mesure que la République s'installe en Turquie?
Oui. L'Homme qui assassina est son premier ?roman turc?. C'est sa première impression. Par la suite, il donnera une autre image de la Turquie. J'aime beaucoup l'autre roman, Les quatre dames d'Angora, qui offre une vision moins fantasmée. D'ailleurs, son intrigue se déroule pour partie à Ankara, dans la nouvelle capitale.
Le narrateur de L'Homme qui assassina déteste Péra, Galata, Tarabya, l'Istanbul des Européens qu'il accuse de ?corrompre? la Turquie. Là encore, c'est Farrère qui parle ?
Tout à fait. Pour lui, Péra est le symbole de la décadence, de la perdition. Pour lui, il n'y a que Stamboul qui compte, de l'autre côté de la Corne d'Or? et pourtant, Farrère ne fréquentait que les gens de Péra, les minoritaires, et quelques grands personnages turcs qu'il rencontrait dans les cercles diplomatiques. Contrairement à Loti, qui s'est installé plusieurs fois dans des maisons turques.
Pourquoi cette hostilité à l'égard de la diplomatie dans L'Homme qui assassina ?
Parce que le narrateur du roman ? et Farrère lui-même ? aurait voulu être un soldat d'active. Il dit à un moment qu'il a gâché sa vie dans les ambassades au lieu de la passer sur les champs de bataille. Là encore, c'est Farrère qui parle.
Au début du roman, vous mettez en garde le lecteur contre les jugements dépréciatifs de l'auteur à l'égard des minoritaires de Turquie?
Je tenais à ce que cette note fasse partie du roman. C'était aussi une façon de dire que j'adorais le roman mais que je n'adhérais pas à ses idées politiques, nationalistes voire xénophobes.
Que souhaitez-vous accomplir avec cette collection Istanbul de jadis, dont L'Homme qui assassina est le deuxième roman publié ?
Le premier était Le jardin fermé de Marc Helys, qui est en fait une femme, une journaliste féministe française qui est venue plusieurs fois en Turquie au début du 20ème siècle, qui a fait des enquêtes dans les harems. Le troisième roman de la collection sera Drame à Constantinople d'Adrienne Delcambre-Piazzi, qui se fait appeler Leyla Hanum. Il paraitra cette année pour la foire du livre. Des femmes, donc, à part Farrère que je tenais à faire figurer dans cette collection. L'idée est de présenter des ?uvres oubliées qui, parce qu'elles ont été écrites par des femmes, ont été considérées comme des ?uvres mineures.
Propos recueillis par Anne Andlauer (http://www.lepetitjournal.com/istanbul) mardi 23 avril 2013
Gisele Durero Köseo?lu
Un Roman Turc de Claude Farrere : L'Homme Qui Assassina
Editions Gita (4/2013)
208 pages (français)
Existe aussi en turc : Claude Farrére'den Bir Türk Roman?: Katil Kim?
Disponible à la librairie Efy d'Istanbul et dans les magasins D&R / 14 TL