Édition internationale

Récit du Docteur Paul : la routine d'un ophtalmologue au Kérala

Frederique : Au fur et à mesure qu'elle écrivait, le Docteur Paul gagnait en assurance. Ses récits n'étaient pas seulement devenus plus longs, mais plus détaillés. On y percevait le plaisir d'un exercice tout à fait nouveau pour elle. « Une bonne leçon », le troisième de la série est mon préféré. Il lui ressemble trait pour trait.

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Écrit par Frédérique Brengues-Rolland et Docteure Merine Paul
Publié le 7 octobre 2025, mis à jour le 10 octobre 2025

Comme beaucoup de médecins, en Inde ou ailleurs, Docteure Paul ne compte pas ses heures. Elle travaille en moyenne 50 heures par semaine du lundi au samedi avec un seul jour de congé. Elle partage son temps entre les opérations le matin et les consultations en hôpital ou au cabinet l'après-midi. Ophtalmologue, la grande majorité de ces opérations sont des opérations de cataractes à la chaîne, 15 à 20 par jour. Dans ces conditions, comment maintenir sa concentration, sa précision et éviter que la routine — qui peut se révéler dangereuse — ne prenne le dessus ?

Une bonne leçon

Ceci est une histoire vraie. La mienne. Ophtalmologiste et chirurgienne depuis vingt-cinq dans une zone très peuplée du Kérala, les opérations de la cataracte constituent l'essentiel de mon activité. 

Mes matinées se déroulent intégralement au bloc opératoire. C'est là, dans le calme de ce lieu que je me sens détendue et à mon aise. Mais arrive un jour où les actes chirurgicaux se répètent jusqu'à l'ennui. Bien que soucieuse de traiter chaque cas individuellement avec des procédures propres à chacun, la monotonie finit par s'installer.

L’excitation de la nouveauté est remplacée par des automatismes routiniers. Avec les gestes d'un robot de précision nous enlevons des cristallins à la suite les uns des autres pour les remplacer à la chaîne par des implants. Dans le cadre de programmes opératoires de quinze à vingt cataractes par jour, chacun s'invente des dérivatifs pour stimuler sa concentration.

De nombreux chirurgiens se mesurent les uns aux autres pour savoir lequel d'entre eux opérera le plus de patients en un minimum de temps avec le moins de complications. C'est une compétition silencieuse à laquelle s'adonnent les plus jeunes. Je suis bien sûr absolument hostile à cette pratique. C'est la précipitation qui conduit au désastre, très pudiquement appelé EIG (événement indésirable grave). Je dois cependant vous avouer qu'à mes débuts, moi aussi j'ai inconsciemment cherché à battre mes propres records. J'éprouvais une grande satisfaction à opérer le plus de cas possibles en un minimum de temps.

Chaque jour j'essayais de grignoter quelques minutes sur mon acte précédent. Cette habitude prenait une telle ampleur que je me surprenais, en plein travail, à jeter un œil sur la pendule murale derrière moi pour voir où j'en étais. Lorsque je me rendis compte que je me livrais à ce que je reprochais aux autres et après avoir commis un certain nombre d'erreurs minimes mais qui pouvaient un jour ou l’autre me conduire à la catastrophe, je m'obligeais à réduire ma cadence et à consacrer plus de temps à chaque cas. Et la monotonie ne tarda pas à repointer son vilain nez.

Obsession

Après une matinée particulièrement chargée, mes yeux se posèrent sur la poubelle dans laquelle sont jetées les compresses de Bétadine, ce liquide sombre qui nous sert à désinfecter le contour de l'œil. Après un temps de pose d'environ une minute nous essuyons l'excès de cette solution avec une compresse et la mettons à la poubelle. Dans l’espace particulièrement réduit de ce bloc opératoire, la poubelle est positionnée par terre juste derrière mon épaule gauche. Le temps m'a permis de visualiser son emplacement et je me débarrasse des compresses d'un geste vif du poignet sans même avoir besoin de me retourner.

À l’issue d'une matinée plus chargée que d'habitude, je remarquai sur le sol immaculé du bloc, que seulement deux compresses avaient atterri par terre. Ce n'était pas ce qui était sur le sol qui me préoccupait, mais justement ce qui n'y était pas. Toutes les compresses de la matinée étaient dans la poubelle. J'imaginais alors une corbeille à papier d'une circonférence disons de quatorze centimètres et demi et moi en train de viser l'ouverture à l’aveugle par-dessus mon épaule gauche avec un score de deux erreurs seulement ! Le voilà enfin mon nouvel objectif. Avec une fierté inhabituelle je m'assignai ce nouveau défi. Ma course contre moi-même ne serait plus le temps que je consacrerais à chaque opération mais le nombre de compresses qui atteindraient la poubelle contre celles qui finiraient par terre. Au bout de plusieurs matinées au bloc, mes performances stagnaient. Peu importe ! Par superstition je refusais de contrôler la poubelle entre chaque intervention. À la fin du programme je constatai avec satisfaction qu'une ou deux compresses tout au plus n'avaient pas atteint leur but. Je me fixai l'objectif ZERO et m'adonnai avec délice à mon nouveau jeu silencieux.

 

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À mesure que ma dextérité progressait, je me surprenais à m'exercer en dehors du bloc opératoire. À la maison je m'entraînais à jeter des objets dans les placards plutôt qu'à les placer délicatement sur les étagères. En cuisine je me mis même à lancer les ingrédients dans les poêles ou les casseroles comme certaines stars des émissions culinaires. Malheureusement pour moi, tout finissait assez souvent par terre. Je ne baissais pas les bras pour autant et consacrais de plus en plus d'efforts à l'amélioration de mes performances qui, je l'avoue, étaient quand même meilleures à la maison qu'au bloc.

Un jour, je décidais d’emmener ma famille dans une fête foraine qui se déroulait à deux pas de chez nous. Un grand nombre de stands de tir et de jeux d'adresse s'y trouvaient avec leur lot de petites récompenses sans oublier, le clou de tous ces spectacles : le lancer d'anneau. Riche de ma nouvelle assurance, je me lançais dans la compétition. Avec arrogance je demandais au forain trois anneaux. Bien entendu, je n'informais personne de mon nouveau passe-temps : ce n'est pas le genre de choses qu'on a envie de raconter. N'étant pas réputée pour l'adresse de mes gestes ma famille était septique. Avec grandiloquence je procédais au premier lancé qui… Manqua son but. Raté ! Dirent-ils tous en chœur derrière moi. Le charme s'était-il rompu ? Sans me laisser abattre, je me rattrapais en faisant mouche deux fois de suite. Je venais certes de remporter un tout petit prix mais une grande fierté m'accompagna jusqu'à la maison. On me félicita chaleureusement. Au fil de la soirée les doutes me submergèrent. Et si je n'étais pas aussi bonne que je le pensais ? Si je parvenais à atteindre ma cible plusieurs fois de suite en jetant les compresses par-dessus mon épaule comment pouvais-je rater une cible placée juste en face de moi ? J'envisageais plusieurs possibilités dont le contrôle de mon inconscient qui me permettrait d'améliorer mes performances lors de mes lancés à l'aveugle. 

Géant aux pieds d'argile

De retour au bloc, je décidais de bien visualiser mon geste afin de l'intégrer dans mon cerveau. Je me mis au travail, repris mes habitudes et à la fin de la première intervention je me retournais pour regarder derrière moi ; deux compresses gisaient sur le sol et non dans la poubelle. C'était le stress de la fête foraine, j'en étais sûre. Au terme de la seconde intervention je regardais par-dessus mon épaule. Deux à terre, deux dans la poubelle. Haha, bien joué ! Cependant, en y prêtant attention, je remarquais que celles qui étaient sur le sol n'étaient pas au même endroit que la première fois où je les avais vues. Mystère ! Après la troisième intervention je vérifiais à nouveau. Quatre compresses se trouvaient dans la poubelle et deux à côté mais encore à un endroit différent de celui de tout à l'heure. Je voulais en avoir le cœur net. En plein milieu de la quatrième intervention, je quittais mon microscope des yeux pour regarder derrière moi. À ma plus grande surprise je vis les infirmières circulantes ramasser les compresses et nettoyer méticuleusement autour. J'en eus le souffle coupé. Je réalisais l'étendue de ma méprise et compris en un éclair toute la dimension de ce que veut dire « se faire couper l'herbe sous le pied ». 

Ce que j'avais pris pendant tout ce temps pour de l'adresse et de la dextérité était en fait le fruit de la diligence et de la discrétion du personnel du bloc. Les yeux rivés en permanence à mon microscope, je n'avais aucune idée de ce qui se déroulait autour de moi. Tous les chirurgiens se prennent pour les rois de leur petit monde. Le bloc et ce qui les entoure ne tournent qu'autour d'eux. Mais pour se prétendre héros de leur propre histoire, ils ont aussi besoin de ceux qui travaillent autour d'eux. Nous autres, chirurgiens, avons tendance à nous réserver le crédit de l'acte. Grâce à cette minuscule histoire, je me suis souvenue que chaque pièce est essentielle au fonctionnement de n'importe quelle machine. Les blocs opératoires tournent comme des mécanismes bien huilés parce que tout le personnel travaille en équipe.  

La fragilité de mes pieds d'argile révélée, je me livre au jeu des compresses avec encore plus d'ardeur qu'auparavant. Même si je continue à manquer toujours autant de cibles, j'ai pris conscience que la qualité de mes propres actes comme le temps passé à les réaliser est la résultante du savoir-faire et de la dextérité de toute une équipe.

 

En Inde, ce sont près de 10 millions d'opérations de la cataracte qui ont lieu chaque année. Si elles sont généralement très sûres, la routine du geste peut entraîner des gestes mécaniques, une baisse de vigilance et finir par augmenter le risque de complications... Ce petit challenge des compresses montre que dans sa concentration et, aussi il faut le dire dans son ego, Docteure Paul en a oublié que son succès et son travail ne pourraient avoir lieu sans cette équipe du bloc opératoire qui, travaillant consciencieusement et silencieusement, s'assure de la fluidité des opérations. Une leçon universelle. 

 

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