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Les treize patientes du Docteur Paul : un dilemme

En Inde, il existe une relation particulière entre personnels de service (maids, didi, etc) et employeurs. Cette patiente du Dr Paul en fait l'exemple...

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Écrit par Frédérique Brengues-Rolland
Publié le 4 septembre 2025, mis à jour le 5 septembre 2025

Une relation inéquilibrée

Lorsqu'elles entrèrent pour la première fois dans mon cabinet, je les pris pour deux amies. En les observant, je me mis à en douter. Cela tenait à peu de chose : juste à quelques détails comme le tissu élimé du tailleur de la plus âgée ou encore à l'éclat de ses bijoux, bien trop brillants pour être de l'or. La seconde, plus jeune, était l'incarnation de la cadre accomplie : discrète, élégante et raffinée. La fiche médicale était libellée au nom de Saraswati, 65 ans : ma patiente selon toute évidence. 

 Explorant ses antécédents, j'appris que Saraswati, après avoir été abandonnée par son mari 25 ans plus tôt, avait quitté son village natal de l'État du Telangana. Au Kerala, elle espérait un meilleur avenir. Elle était domestique dans les quartiers résidentiels de Thrissur. Chaque année, Saraswati tenait à retourner dans son village pour y retrouver ses sœurs et le reste de la famille. Son indépendance financière lui procurait un sentiment de liberté. Elle avait bien conscience du pouvoir exercé sur ses employeurs qui dépendaient de sa présence. 

La plus jeune pris la parole : Rema, cadre de banque, mère de deux enfants, un mari travaillant au Moyen Orient, et vivant de facto presque toute l'année comme une mère célibataire. C'est uniquement l'aide de Saraswati, « femme honnête et fiable », s'occupant de ses enfants dès leur retour de l'école qui lui permettait d'assumer ses obligations professionnelles comme familiales. 

Des congés à conséquences

Un ombre obscurcissait cependant le tableau : il s'agissait des quatre semaines de congés que Saraswati prenait chaque année dans son village. Elle s'y préparait toujours avec enthousiasme, mais en revenait cependant de plus en plus amaigrie et souffrante. L'euphorie des retrouvailles disparaissait en moins d'une semaine. Son estomac habitué à la nourriture du Kerala et au confort de la maison ne tolérait plus la rudesse de la cuisine. Le feu de tous les piments destinés à relever la nourriture insipide en était responsable. Accablée de brûlures d'estomac et d'une toux persistante Saraswati se remettait de plus en plus mal de ses grandes vacances au Telangana.  

 Rema l'accompagnait aussitôt chez les meilleurs médecins de la ville. Pour chaque consultation, il lui fallait prendre un jour sur les précieux congés qu'elle réservait à son mari ou à ses enfants. Pour remplacer Saraswati pendant ses vacances, Rema avait recours aux services de Beema, sa belle-mère. Une femme aigrie et tyrannique qui lui faisait payer très cher le prix de son soutien. En plus de ses sarcasmes quotidiens, elle exigeait d'avoir ses repas tout préparés ce qui obligeait Rema à s'occuper des courses et de la cuisine avant de partir au travail. Rema se répétait en boucle qu’après tout, cela ne durait qu'un mois. Et la vie suivait son cours jusqu'au jour où une toux chronique, une fatigue généralisée accompagnée de violents maux de tête s'emparèrent de Saraswati, objet de leur première visite au cabinet. 

Prendre soin

Après l'examen, je diagnostiquais un glaucome à angle fermé, maladie qui mène à la cécité si elle n'est pas traitée. Saraswati avait déjà perdu 80% de sa vision et les 20% restants ne pouvaient être maintenus que par un traitement approprié. Le traitement du glaucome est relativement onéreux mais Rema accepta de le prendre à sa charge. L'idée d'avoir presque perdu un œil plongea Saraswati dans la détresse. J'eus beau lui répéter que les médicaments lui permettraient de garder la vue, elle ne voulut rien entendre et fondit en larmes.  

A force d'explications et de patience, Saraswati accepta finalement de venir me voir tous les trois mois à condition cependant que ce soit Rema qui l'accompagne. Je lui expliquai qu'elle pouvait tout à fait se déplacer seule afin d'éviter à la jeune femme de puiser une fois de plus dans ses congés, mais elle demeura inflexible. C'était Rema, un point c'est tout. 

Deux ans plus tard, à la suite du suivi régulier de Saraswati, je découvris une cataracte de l'œil droit nécessitant une intervention. Quand j'eus fini avec précaution de lui annoncer la nouvelle, elle s'effondra en sanglots. Tout en se frappant la poitrine, elle exigea d'être opérée tout de suite afin de retrouver la vue. Elle déclara qu'une fois l'opération effectuée, c'est Rema qui s'occuperait d'elle.

Elle n'avait aucune intention de retourner au village même si ses sœurs étaient prêtes à l'accueillir pendant sa longue et indispensable convalescence. La nourriture, le climat, les conditions de vie ne lui convenaient pas. Quant aux piments et aux toux violentes qui s'en suivaient: il n'en était pas question, surtout pas après une telle opération ! 

Rema était sous le choc. N'était-il pas plus judicieux que Saraswati aille plutôt dans son village et qu'elle reprenne son poste après sa convalescence ? Elle avait utilisé presque tous ses jours de congés en consultations et les nouvelles exigences de Saraswati l'obligeraient à prendre 15 jours sans solde : Non, elle ne pouvait se le permettre. Bien évidemment, elle paierait tous les frais. Arabisation en proie à une violence soudaine accusa Rema de l’abandonner au moment où elle, si vieille et si malade, avait tant besoin d'elle. « Je t'ai donné quinze ans de ma vie et c'est comme ça que tu me remercie ? » 

Je vis les lèvres de Rema trembler de culpabilité et d'impuissance. Tout doucement, j'exhortai les deux femmes à calmer leurs esprits et à revenir me voir après avoir trouvé un terrain d'entente.  Je les attends encore. 

Plus d'un an après m'avoir envoyé cette première nouvelle Merine m'adressa le mail suivant :  

Chère Fred, 

 Tu ne devineras jamais qui vient de sortir de mon cabinet : Rema et Saraswati elles- mêmes! Tu te rends compte ! C'est incroyable. La cataracte de Saraswati est plutôt stable et elles ont décidé que l'intervention aurait lieu en mars au tout début des vacances scolaires.  

Ce qui m'a le plus troublé je crois c'est de voir devant moi non pas de simples patientes, mais les personnages de mon récit. Quelle étrange sensation. Quoi qu'il en soit, c'est à moi que cette histoire aura rajouté un peu de piment.

 

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