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A-R. Diskul : "Même la clientèle aisée fait attention au portefeuille"

Ajava-Riddhi DiskulAjava-Riddhi Diskul
Courtoisie Le Crystal - Ajava-Riddhi Diskul, directeur adjoint à Le Crystal, fait partie de la troisième génération à s'investir dans la gastronomie française en Thaïlande
Écrit par Catherine Vanesse
Publié le 12 avril 2021, mis à jour le 14 avril 2021

Le restaurant Le Crystal à Chiang Mai s’apprête à fêter son 16ème anniversaire au mois de mai dans un contexte particulier. Malgré la crise économique, Le Crystal mise sur la constance et la qualité pour passer cette période inédite.  

Avec son architecture lanna, ses espaces ouverts et ses grandes baies vitrées offrant une jolie vue sur la rivière Ping, le restaurant Le Crystal fait dans son apparence davantage penser à un restaurant thaïlandais que français. Pourtant cela fait bientôt 16 ans que cet établissement haut de gamme se place dans les meilleures adresses de Chiang Mai pour savourer la fine cuisine française. Un choix assumé et réfléchi par la famille Diskul, présente depuis trois générations sur la scène culinaire en Thaïlande. 

“Mon grand-père a ouvert un premier restaurant il y a plus de 40 ans. À l’époque, la cuisine française était vraiment considérée comme la fine fleur de la gastronomie mondiale", commente d’emblée Ajava-Riddhi “Big” Diskul, directeur adjoint du restaurant. "Il y a 16 ans, mon père a lancé Le Crystal avant de m’en remettre la gestion il y a une dizaine d'années". 

Originaire de Bangkok, l’homme de 43 ans a toujours été baigné dans les saveurs de la cuisine française et occidentale. À l’âge de 10 ans, il est envoyé en pension en Angleterre avant de continuer ses études supérieures aux États-Unis. Diplômé en archéologie, Ajava-Riddhi est revenu en Thaïlande, il y a onze ans. “J’ai d’abord passé six mois à Bangkok, j’ai cru que j’allais devenir fou! Alors quand mon père m’a demandé de m’occuper du restaurant à Chiang Mai, j’ai sauté sur l’occasion. Ici, en moins de trente minutes, je peux être dans les montages et dans les champs. À Bangkok, en trente minutes vous êtes seulement à deux kilomètres de chez vous, ce n’est pas une vie”, plaisante le quadragénaire. 

S’estimant relativement peu affecté par la crise économique liée aux mesures de restrictions pour lutter contre l’épidémie de coronavirus en comparaison avec d’autres restaurants, Ajava-Riddhi observe des changements dans les modes de consommations de ses clients, ce qui prête à penser que la crise inquiète toutes les couches de la population, même les plus aisées. 

Lepetitjournal.com a rencontré l'héritier de cette grande famille de Chiang Mai impliquée dans la restauration depuis des decennies, qui plus est la cuisine française, pour revenir sur la façon dont il vit la crise du Covid-19, les changements qu’il a mis en place et qu’il observe au sein de sa clientèle et pour envisager les stratégies pour tenir le coup. 

Quelle est la situation pour Le Crystal depuis le début de l’épidémie du coronavirus?

L’année dernière, à peu près au moment du confinement en avril, nous avions prévu de faire des travaux de rénovation, donc dans tous les cas, c’était dans nos plans de fermer pour quelques semaines. 

Ensuite, dès que nous avons pu rouvrir, même si la vente d’alcool était encore interdite, nous l’avons fait. Ouvrir avant les autres permet d’avoir plus d’expositions, plus de visibilité et cela nous a permis d’attirer de nouveaux clients, du fait que le choix était limité. En fait, la reprise a été relativement bonne puisqu’on enregistrait quand même 80% du chiffre d'affaires par rapport à l’année précédente, cela a été une surprise d’avoir autant de personnes dans ce contexte. 

Ajava-Riddhi Diskul
Dès le début, la famille Diskul a fait le choix de s'éloigner de l'atmosphère traditionnelle des restaurants "français" pour proposer un lieu d'inspiration lanna avec de grands volumes, de l'espace entre les tables et une vue imprenable sur la rivière. Photo Catherine VANESSE

Le changement vient plus dans la répartition de notre clientèle, avant le Covid-19, elle était composée de 60% d’étrangers et 40% de Thaïlandais. Aujourd’hui, les Thaïlandais représentent environ 70% et sont plus aisés. 

Les nouvelles mesures de restrictions en janvier 2021 nous ont fait plus de mal. En un sens cela a été un choc alors que depuis plusieurs mois il n’y avait pas eu de nouveaux cas de coronavirus. Même si les mesures n’ont duré que deux semaines, nous avons senti une baisse et là, il y a de nouveaux cas, j’espère que le nombre d’infections restera limité, mais c’est difficile de faire des prédictions. 

Avec les mesures de restrictions en janvier 2021, avez-vous senti chez vos clients une inquiétude ou une réticence à sortir?

Je pense en effet que depuis le mois de janvier, les gens sont plus méfiants, mais je dirais que plus qu’une inquiétude pour le virus, il y a la notion de budget et des conséquences économiques liées au Covid-19.

Récemment, j'ai constaté que certains clients mangeaient bien, mais qu'ils ne buvaient pas. Pour moi, c’est un signe que l’économie ne va pas bien. J’avais déjà pu observer ce phénomène lors de la crise économique en 2008 quand je vivais aux États-Unis: les gens continuent de sortir, mais ils font plus attention à leur portefeuille. 

La crise liée aux mesures anti-Covid-19 est longue. Les premiers touchés ont été les classes populaires, ceux qui gagnent un salaire au jour là jour. Là, les classes moyennes commencent à être affectées aussi et je vois apparaître au restaurant une nouvelle clientèle plus aisée encore. 

Avec une clientèle plus locale, avez-vous effectué des adaptations ou des changements sur votre carte ou dans vos plats?

Nous avons plutôt fait des adaptations au niveau économique tel que réduire de 10% le nombre de plats sur le menu. Nous avons aussi réduit le personnel et nos salaires. Nous sommes passés de 30 employés à 25. Les sacrifices se font à l’arrière, mais pas en cuisine.

En termes de qualité des plats et de saveurs, la dernière chose à faire, même en période de crise, est d’amener des changements qui peuvent affecter la clientèle. Nous avons plus de Thaïlandais, mais nous n’avons rien changé à nos recettes. Avant le Covid-19, notre cuisine avait déjà quelques influences thaïlandaises notre chef étant lui-même Thaïlandais. 

Les clients ne sont-ils pas surpris d’apprendre que le chef est Thaïlandais?

Nous avons souvent des questions ou des remarques à propos de notre chef et ils sont justement impressionnés par cet aspect-là, dans le bon sens, car c’est un très bon chef.

Il nous est déjà arrivé d’envisager d’engager un chef français, mais en fait nous sommes arrivés à la conclusion que la langue serait un frein entre lui et le personnel et prévoir quelqu’un juste pour la traduction, cela devient compliqué en particulier les jours où les choses se passent moins bien en cuisine, cela pourrait avoir des conséquences désagréables. 

Comment définiriez-vous la scène culinaire française à Chiang Mai ?

C’est une scène très variée. Je vais dans beaucoup de restaurants pour observer ce qui se fait ailleurs, pour échanger sur la situation, voir comment ils s’adaptent, partager des expériences. J’aime beaucoup le restaurant Chez Marco, c’est un tout autre marché que Le Crystal, mais l’ambiance y est agréable, ou encore le restaurant l’Oxygen pour son cadre très moderne. 

De manière générale, il y a des changements au niveau des restaurants en raison d’une clientèle différente, plus locale et aussi de certains effets de mode. J’observe ainsi plusieurs tendances : un ralentissement de l’offre et de l’intérêt pour la cuisine occidentale, plus de restaurants japonais, les cafés ou cafés-bistrots poussent comme des champignons. Pour les amateurs de café, c’est le bonheur et parmi ceux qui proposent une petite restauration, on découvre des plats très intéressants avec une petite cuisine de tous les jours aux influences multiples.

La livraison de plats à domicile apparaît également comme une nouvelle tendance, prévoyez-vous de vous y mettre ?

Dans le futur, la livraison va être un véritable défi pour nous et pour l'ensemble des restaurants. Depuis le confinement de l’année dernière, les gens ont en effet pris l’habitude d’utiliser les applications pour commander leur plat: moi-même je n’ai pas échappé à cet effet de mode et je commande 4 ou 5 fois par semaine via les applications de livraison à domicile. 

Le Covid-19 et les mesures mises en place ont changé nos comportements, nos habitudes. C’est une tendance que nous observons et que nous analysons pour savoir où se positionner. Pour le moment, nous avons fait le choix de ne pas en faire partie, principalement parce que nos plats s’y prêtent mal. Livrer un plat de spaghetti, c’est facile. Par contre, comment faire pour vous assurer que votre steak arrive assez chaud, toujours à la cuisson que vous avez demandée, etc. C’est très aléatoire et nous ne pouvons pas jouer avec la qualité. 

De plus, je pense que la gastronomie est avant tout une expérience, que ce soit via la présentation des plats, le service, le partage autour d’une table en famille ou entre amis. 

Quels sont les conseils que vous pourriez partager ?

Ne manoeuvrez pas de manière brusque! Le Covid-19 peut encore rester 6 mois, 1 an ou 2 ans, il faut donc garder une vision sur le long terme. Si vous décidez de changer votre menu ou l’atmosphère de votre restaurant, il faut pouvoir se poser la question : “est-ce que je peux revenir à la version initiale?” Et si vous faites des changements, alors allez jusqu’au bout, mais également dans une vision à long terme. Les clients, s’ils viennent chez vous c’est pour votre cuisine, votre ambiance, s’ils ne savent pas à quoi s’attendre d’un jour à l’autre, vous les perdez définitivement et vous perdez ce que vous avez construit au cours des dernières années. 

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