Du XVe au XVIIIe siècle, les Anglais se prennent d’amour pour le thé, qu’ils sont obligés d’aller chercher en Chine et souvent de payer au prix fort. Pour éviter de payer toujours plus et de déséquilibrer leur précieuse balance des changes, les Britanniques prennent pied en Inde au moyen de leurs comptoirs de Saint George (Madras), Fort William (Calcutta) et Bombay.
Opium du Bengale contre thé chinois
Ils encouragent la culture de l’opium dans le Bengale. En effet, disposant de moins en moins d’argent, ils recherchent une monnaie d’échange pour obtenir du thé sans déséquilibrer leur économie. Ils échangent désormais l’opium produit à bas cout dans une zone de plus en plus asservie, et des cotonnades, contre le thé chinois.
Las, le gouvernement chinois s’oppose à cette oppression pré-coloniale et lance la guerre de l’opium (1791-1835) pour se débarrasser du double fléau : drogue et Anglais. L’Angleterre ne s’en tire pas trop mal, récupérant au passage Hong-Kong. Mais, elle se rend surtout compte de la nécessité de ne plus dépendre de la Chine pour l’approvisionnement en thé, à présent consommé dans toutes les classes de la société.
Cultiver du thé en Inde : le pari gagné des Anglais
Les Anglais ont alors l’idée ingénieuse de créer des nouvelles zones de production. Ils s’appuient sur la découverte d’un Écossais, Robert Bruce, qui a trouvé quelques pieds de théier sauvage dans l’Assam en 1835. Ils essayent de cultiver vainement cette plante et de comprendre comment s’y prennent les Chinois. Faute de savoir-faire, ils tâtonnent une vingtaine d’années jusqu’à ce qu’un autre Écossais, botaniste celui-ci, au nom prédestiné de Fortune, ait la bonne idée de se faire passer pour chinois afin de percer le mystère. La rédaction s’interroge ici, car les Chinois avaient beau consommer de l'opium, ils ont quand même dû remarquer que Robert Fortune venait d’ailleurs. Mais les légendes ont la vie dure.
Quoi qu’il en soit, la légende nous raconte que ce Monsieur Fortune a réussi à percer les secrets de la culture du théier et à passer en Inde avec quelque 800 pieds de camelia sinensis evergreen sous le bras.
Comprenant que la plante a besoin de températures (relativement) fraiches et d’altitude, les Anglais réussissent cette fois à l’adapter aux zones de l’Assam et du Darjeeling. Faute de main d’œuvre compétente, ils mobilisent d’abord des prisonniers chinois puis des populations tribales déplacées et misérables. On notera au passage la bonté d’âme toujours légendaire des Britanniques. Pour l’illustrer, le très bon livre The Hungry Empire de Lizzie Collingham (Bodley Head, 2017) est assez éclairant.
La face obscure de la culture du thé
Une fois introduite en Inde, le camelia est cultivé sur tout ce qui ressemble de près ou de loin à des montagnes. On en trouve ainsi dans le sud dans les Nilgiri. Puis, ne s’arrêtant pas en si bon chemin, la perfide Albion colonise la mythique ile de Lanka et impose ses plantations sur les montagnes qu’elle fait cultiver par des Tamouls faits prisonniers et contraints à s’exiler. Leurs descendants seront eux chassés après l’indépendance et regagneront le Tamil Nadu pour y reprendre les plantations dans des conditions misérables.
À la partition de l’Inde, les sujets de sa majesté pousseront l’acculturation jusqu’à planter leurs précieux plants sur les montagnes du Kenya et du Malawi, échappant une nouvelle fois à la dépendance économique qu’implique leur consommation effrénée de thé.
Prochain épisode : Ritualisation anglaise du thé indien
Les Anglais peuvent maintenant siroter tranquillement leur cuppa venue d’Inde à un prix défiant toute concurrence. Pour l’aristocratie, il convient désormais de se démarquer de ce qui est en train de devenir une boisson nationale et par trop populaire...