Pendant plus de dix ans, Mohini, Française née dans une famille franco-indo-vietnamienne en France, a passé toutes les grandes vacances scolaires avec sa mère, dans la maison de ses grands-parents à Pondichéry. Son grand-père maternel, Zégadissane, né en 1897 et décédé en 1986 à Pondichéry en Inde, a acquis la nationalité française lorsque Pondichéry était encore un comptoir français. Sa grand-mère maternelle, Thi-Lang TR N, née à Vinh Tru dans le nord du Vietnam en 1904 et décédée en 1987 à Pondichéry, a acquis la nationalité française en 1983. Le couple s’est rencontré en Indochine, où Zégadissane était douanier au service de la France. Ils ont définitivement quitté l’Indochine, avec trois de leurs enfants, dont la maman de Mohini, en 1949. La famille s’est réinstallée dans sa maison de Pondichéry.
La rédaction a rencontré à Pondichéry une Française qui a eu la grande gentillesse de nous raconter l’histoire de ses grands-parents. Mohini, qui a souhaité utiliser son prénom indien pour cet article, est française d’origine indienne tamoule et vietnamienne et partage sa vie entre la maison familiale à Pondichéry et la France.
Quatrième et dernière partie : les vacances à Pondichéry entre culture indienne et culture vietnamienne
Tous les ans de 1973 à 1985, Mohini, qui vivait en France, s’est rendue avec sa mère dans la maison familiale à Pondichéry pour les vacances scolaires d’été. Elle a eu la gentillesse de nous raconter ses vacances bien différentes de celles de ses autres camarades de classe.
Je suis française, née en France. De mes quatre ans à mes seize ans, j’ai passé toutes les vacances d’été avec ma mère, dans la maison de Pondichéry, chez mes grands-parents. Mon père nous rejoignait au mois d’août. Nous nous y retrouvions au maximum à huit, mes grands-parents, ma tante qui vivait avec eux, mes parents et parfois mon oncle Émile. J’étais traitée comme une princesse. J’ai vécu cette vie avec une intensité concentrée sur deux mois.”
Mohini explique que chez ses grands-parents, les adultes communiquaient en vietnamien. La deuxième langue de communication était le français et la troisième, le tamoul. Sa grand-mère avait appris le tamoul, mais parlait très mal français. Lorsque Mohini était dans la maison familiale, on parlait le français.
À cette époque, parler le français était un signe d’élévation sociale, mes grands-parents avaient la volonté de “tirer leurs enfants vers l’Ouest”, donc en direction de l’Occident. Ils n’ont jamais jugé utile de m’apprendre une des deux autres langues de leurs origines. La vie était tournée vers l’Europe. J’ai appris un peu le tamoul toute seule, en venant régulièrement ici, à Pondichéry, depuis des années.
La mère de Mohini est la seule des 10 enfants de cette famille franco-indo-vietnamienne à être restée attachée à l’Inde après son départ pour la France.
Je n’ai pas beaucoup connu mes cousins, qui sont les enfants des aînés qui ont quitté l’Indochine pour la France ou les États-Unis. Ils n’ont jamais été attirés par l’Inde. Ma mère était la seule de la fratrie soucieuse de me transmettre cette part “d’être”, en rang et place de petite fille de ma famille maternelle.
Le grand père maternel de Mohini, un des membres fondateurs de l’Union des Français de Pondichéry
Mon grand-père était le chef de la famille, il a mis un point d’honneur à ce que celle-ci soit socialement reconnue à Pondichéry. Il était fortuné et mes grand-parents avaient une vie sociale riche et sélective. Ils se protégeaient énormément de l’extérieur.
Nous avons tous appris les bonnes manières. Je n’ai jamais entendu dire que nous étions mal vus de la communauté. Toute petite, j’ai compris qu’il y avait une distance et un rang à tenir.
En partant pour l’Indochine, mon grand-père avait rompu avec le système des castes, mais l’Inde n’était pas prête à accepter de tels changements. Mon oncle Émile m’a raconté que les gens à Pondichéry disaient : “Les Indiens sont revenus, ils ont travaillé pour la France et sont devenus riches. Ils sont bien installés et maintenant ils profitent du système.”
Jamais dans cette famille nous n’avons vécu cette position comme une honte, un handicap ou un affront. Mes grands-parents vivaient très bien, ils étaient estimés de leur entourage. Ils ajustaient toujours la bonne distance dans leurs relations sociales, ce qui pourrait d’ailleurs encore être la devise de cette famille.
Mon grand-père fut un des membres fondateurs de l’Union des Français de Pondichéry, qui fait partie de l’Union des Français de l’Etranger (UFE), une association apolitique reconnue d’utilité publique.
La grand-mère de Mohini, une Vietnamienne à Pondichéry
Ma grand-mère a mené une vie de mère de famille au service de son mari, elle s’occupait du personnel et elle attendait le retour des enfants.
À Pondichéry, mon grand-père lui a imposé de porter le sari lorsqu’elle sortait. Elle avait de très beaux saris en soie et elle arborait de magnifiques bijoux indiens en or, bracelets et thâli, ce collier de mariage qui me semblait si lourd à porter.
En revanche, elle n’avait ni bague au pied, ni bracelets de chevilles. Elle disait que ça lui aurait donné l’impression d’être une prisonnière.”
Mais, lorsqu’elle était à l’intérieur, elle revêtait des longues robes portefeuille qu’elle confectionnait avec de vieux saris ou des cotonnades. C’était une très bonne couturière, elle cousait déjà les tenues de ses enfants en Indochine et elle a probablement continué à le faire pour ma mère lorsqu’ils se sont installés à Pondichéry.
Ma grand-mère sortait peu et était toujours accompagnée par quelqu’un de la maison. À l’époque à Pondichéry, il y avait des marchands ambulants pour la viande, les fruits et les légumes et elle n’avait donc pas besoin de sortir pour faire les courses. Les marchands entraient dans la cour de la maison avec leurs produits et elle faisait son choix. Parfois elle achetait des poulets et canards vivants qu’elle élevait au fond de la cour.
Par contre, elle allait au marché aux poissons où elle était connue pour booster les ventes lorsque, par bonheur pour la vendeuse, elle touchait des poissons.
Elle allait aussi dans les magasins de tissus ou d’objets de décoration pour la maison et elle rendait visite à des amis.
Lorsqu’elle allait acheter des bijoux, mon grand-père l’accompagnait et pour l’occasion il sortait la voiture, l’Ambassador.
Ma grand-mère n’aimait pas trop les Indiens dont elle disait qu’ils n’étaient “pas clairs” et que c’était des “voleurs”. Elle avait du mal à leur faire confiance. Elle s’est adaptée à Pondichéry dans la mesure où elle y a retrouvé des relations qu’elle connaissait en Indochine.
Dans les années 1970, des Vietnamiens ont transité par Pondichéry avant de rejoindre l’Europe, et plus particulièrement des familles mixtes qui ont quitté le Vietnam après la victoire de la République démocratique vietnamienne en 1975.
Ces relations avec ces familles tamoulos-vietnamiennes et franco-vietnamiennes lui ont permis de continuer à parler sa langue mais surtout à cuisiner comme dans son pays.
Certains Vietnamiens ont ouvert des petits restaurants à Pondichéry et elle les aidait dans la cuisine ou leur faisait porter des plats cuisinés.
Je la voyais souvent traverser la rue car elle s’était prise d’affection pour un jeune couple vietnamien et leur fils qui habitaient en face. Elle leur faisait la cuisine et donnait des recettes à la maman.
Ma grand-mère cuisinait beaucoup et ses gâteaux étaient très bons. Elle réussissait particulièrement le Plum pudding, un héritage britannique sans doute. À Noël encore, les Plum pudding côtoient les bûches dans les commerces de Pondichéry.
Elle a aussi appris au personnel de sa maison à cuisiner comme les Vietnamiens et à disposer le couvert “à la française” sur la table de la salle à manger.
Elle faisait aussi un vin dont elle était très fière et lorsque nous venions pendant les vacances, elle ouvrait une bouteille. Je trouvais ce vin très sucré.
Ma grand-mère a gardé son caractère vietnamien, c’était un fort caractère. Elle est restée bouddhiste toute sa vie et chaque année, elle fêtait le Têt (le Nouvel An vietnamien). Je perpétue cette célébration avec ma fille.”
Des vacances hors du commun rythmées par les rituels de mes grands-parents de Pondichéry
À cette époque, le majordome et le personnel de cuisine vivaient à la maison avec leurs familles, dans de petits appartements construits dans la cour arrière du patio. Mais en fait tout le monde dormait dans l’entrée de la maison parce que l’air y était plus frais. Les gens déroulaient des nattes et s’installaient là pour dormir. Le matin, ils rangeaient tout.
La fille de la cuisinière, Jayanthy, avait mon âge et vivait à la maison. Je l’ai vue grandir en même temps que moi, aller à l’école, apprendre à faire la cuisine avec sa mère, s’occuper de ma tante qui vieillissait. Elle est toujours à la maison, c’est elle qui fait la cuisine maintenant et prend soin de mes affaires personnelles lorsque je suis là.
La vie quotidienne à la maison était très ritualisée. Ma grand-mère se rendait très tôt dans la cuisine, pendant que mon grand-père faisait du yoga. J’avais le droit d’y participer pendant un quart d’heure, ce que ma famille considérait comme suffisant pour mon âge.
Ensuite je prenais le petit-déjeuner avec mon grand-père sur le mode ayurvédique pour lui. En principe, le petit-déjeuner était français, toasts, beurre, confiture et parfois crêpes vietnamiennes. S’il y avait un plat indien ou vietnamien, on me le proposait. Je me souviens qu’il comptait les grains de raisins que je pouvais manger.
Puis j’avais mon cours de danse traditionnelle, le Bharatanatyam. Le professeur venait tôt et me donnait le cours en présence de ma mère et de ma tante. Celles-ci traduisaient du tamoul au français.
Mon prénom indien m’a été donné lorsque j’ai commencé à faire de la danse classique indienne.
Lorsque j’ai commencé à avoir des amis dans les familles franco-pondichériennes amies de mes grands-parents, j’ai pu sortir le matin vers 10 heures. Soit mes amis venaient chez nous, soit j’étais accompagnée chez eux, je pouvais même parfois déjeuner chez eux.
À midi, pas midi et quart, nous déjeunions. Tant que tout le monde n’était pas présent, personne ne s’asseyait. Nous restions debout derrière notre chaise. Le retardataire se faisait ainsi bien remarquer.”
La table était très ouverte et nous recevions souvent du monde, mais uniquement pour le déjeuner. Nous avions des menus internationaux, une entrée française, un plat indien ou vietnamien et un dessert français ou vietnamien. Le soir, nous avions toujours des fruits en dessert.
Le repas du soir, à 19h30, était uniquement entre nous, puis mon grand-père sortait entre 20h15 et 20h30. Ensuite nous discutions et j’étais envoyée au lit vers 21 heures.
Les choses se sont compliquées lorsque j’ai atteint l’âge de participer à des “boums”. Pour mon grand-père qui agissait en tant que chef de famille, ça ne se faisait pas de sortir le soir ! Il était donc hors de question de lui en parler.
Pour pouvoir profiter des boums qui finissaient au maximum à 23h30, je devais partir vers 20 heures quand mon grand-père était encore à table. Avec la complicité de mon père et ma mère qui n’auraient jamais fait ça en France, on m’envoyait dans ma chambre pour me reposer sous prétexte que le cours de danse avait été fatigant. Après avoir dit bonsoir et fait semblant de me retirer dans ma chambre, je sortais par la porte de derrière, accompagnée par la cuisinière de la maison. Souvent mes amis me ramenaient ou quelqu’un venait me chercher.
J’ai le souvenir d’une grande liberté dans cette grande maison où je pouvais circuler et passer d’une pièce à l’autre. Je passais tellement de temps à l’intérieur sans même songer à sortir. J’ai aussi bénéficié de beaucoup d’attention de la part de mes grands-parents, bien que mes journées aient été très organisées et qu’il n’était pas question de déroger aux règles de la maison.”
Pour mes grands-parents, le sens de l’effort et de la discipline étaient très importants, cependant j’ai été une petite fille très gâtée, une princesse.
Je voulais des oiseaux, on me trouvait des oiseaux, je voulais un singe, j’avais un singe pendant quatre jours, je voulais voir un spectacle de cirque, on faisait venir un cirque, je voulais aller voir un spectacle de magie, j’allais voir un spectacle de magie, je voulais un chien, j’avais un chien que je retrouvais l’année suivante. Tout ce que je voulais faire, tout ce que je voulais avoir, je l’avais dans la mesure où c'était possible.
De la France à l’Inde, d’un monde à l’autre, deux identités
J’ai eu une enfance très imprégnée de ma vie indienne, j’avais deux vies que j’ai appris à faire tenir ensemble, une en France et l’autre à Pondichéry.
Je passais d’un monde à l’autre, comme une identité se coule dans l’autre, ce que je continue à faire encore aujourd’hui. J’ai continué pendant plusieurs années à venir faire mes stages de danse Bharatanatyam et voir ma tante qui est toujours restée avec ses parents à Pondichéry.
Ma grand-mère est morte un an après son mari. C’était un couple qui fonctionnait mal, mais ils ne se lâchaient pas. Ils sont tous les deux enterrés au cimetière brahmane de Pondichéry, du fait de la caste à laquelle appartenait mon grand-père.
La maison est maintenant sous ma garde uniquement. En 2015, j’ai confié à un architecte la mission de la rénover en gardant son authenticité. J’ai choisi de faire de la maison de mes grands-parents un lieu d’hospitalité, avec une équipe vivante et dévouée. On continue un peu à rester “comme” en famille, dans cette bicoque.
Toutes les photos sont de Mohini.