Au Cambodge (ainsi qu’en Inde et dans les autres pays d’Asie du Sud-Est), les textes bouddhiques étaient traditionnellement inscrits sur des feuilles de latanier appelées ôles. Issues d'un savoir-faire vieux de près de deux millénaires, les ôles sont aujourd'hui en train de disparaître.
Des origines indiennes
Une bonne part de la civilisation cambodgienne prend ses sources en Inde, qui est une civilisation de l’écrit. L’influence de l’Inde s’est fait connaître dans le pays que les annales chinoises appelaient Funan (Founan), ancêtre du Cambodge actuel, dès les premiers siècles de l’ère chrétienne. En même temps qu’étaient introduites au Cambodge les religions indiennes (brahmanisme, hindouisme, puis bouddhisme), le système administratif, les arts, les lettres, les sciences, les techniques de l’Inde furent également adaptés aux conditions locales, notamment par des Brahmanes venus s’installer sur ces terres hospitalières. Le support d’écriture privilégiée en Inde fut d’abord la pierre, et de nombreuses inscriptions lapidaires en sanscrit, pali, puis en vieux khmer, ont été retrouvées au Cambodge. Les feuilles de palmier, appelées « ôles », ou « olles », sur lesquelles furent inscrits les textes religieux, constituèrent également un autre support essentiel de l’écriture.
Le palmier latanier, élément essentiel à la fabrication des ôles
Au Cambodge, les ôles sont appelées « sleuk reut » (ស្លឹករឹត). Elles sont fabriquées à partir des folioles d’un palmier largement présent dans le pays, notamment dans la région de la chaîne des Dangrek, à l’est : le latanier.
Le latanier (Corypha lecomtei) ne pousse qu’en Thaïlande, au Cambodge et au Vietnam. Il est appelé « daeum tréang » (ដើមទ្រាំង) en khmer. L’espèce, comme de nombreuses autres au Cambodge, a de multiples utilisations : les racines et le jeune arbre ont des usages médicamenteux, les feuilles sont largement utilisées en vannerie, le parenchyme ligneux du pétiole sert à fabriquer divers objets, les fruits sont utilisés comme stupéfiants par les pêcheurs, les feuilles sont utilisées pour confectionner des nattes, des chaumes, et les ôles.
Une fabrication minutieuse
La préparation des ôles est minutieuse. Les feuilles sont d’abord coupées à la longueur voulue, puis mises à sécher, et débarrassées de leur nervure centrale. Elles doivent être ensuite fumées et pressées dans des étaux afin de ne pas se déformer.
Une fois les ôles prêtes, on les grave à l’aide d’un stylet de bois muni d’une pointe de métal (qui, le plus souvent, n’est qu’une simple aiguille), appelé « fer à graver » (ដែកចារ [daek cha]).
Les lettres gravées ne sont de prime abord pas visibles. Pour les faire apparaître, il faut appliquer sur la surface de la feuille gravée un mélange de suie et d’huile de lampe (aujourd’hui, ce mélange est parfois remplacé par de l’encre noire). L’« encre » se dépose dans les creux laissés par le stylet, on essuie soigneusement la surface de la feuille, et on voit alors apparaître les lettres. Les ôles prêtes sont placées entre deux ais (plaques de bois servant de couvertures, qui peuvent aussi être, plus rarement, en métal, en ivoire, voire en carapace de tortue), puis percées, en fonction de leur longueur, d’un trou au centre ou de deux trous à gauche et à droite, et reliées à l’aide de fils de coton. Les côtés des manuscrits ainsi rassemblés sont colorés.
Un artisanat en danger
Ces sutras (on appelle sutra non seulement les textes religieux, mais aussi les documents historiques, astrologiques, de morale, etc.) sur ôles, si l’on en prend bien soin, peuvent se conserver une centaine d’années. Toutes les pagodes en possèdent. Mais il est coutume pour les fidèles d’offrir aux moines de nouveaux sutras à l’occasion de certaines fêtes religieuses. Certains amateurs en achètent également comme objets décoratifs.
Une poignée d’artisans perpétue cette tradition au Cambodge, mais ils se font rares, car le métier est difficile et peu rémunérateur. Madame Phoeun Sophavy, qui habite dans la région de Siem Reap, est l’une des personnes qui continue à graver des ôles ; elle a repris l’activité de son père. Elle nous a gentiment reçus chez elle et a bien voulu nous expliquer en détail comment on gravait les textes sur les feuilles de latanier.
Elle nous a expliqué que la gravure d’un texte nécessitait la plus grande concentration, car la moindre erreur de gravure, irréparable, nécessiterait de mettre la totalité de la feuille gravée au rebut. Les feuilles sont gravées sur les deux faces, aussi la profondeur de gravure doit-elle être bien maîtrisée. Pour garantir l’alignement des lettres, on trace d’abord des lignes à la suie, à l’aide d’un gabarit constitué d’un cadre de fer et de quelques fils métalliques. Les lignes ainsi tracées disparaissent avec le temps.
Elle nous a indiqué qu’il était de plus en plus difficile de se procurer des feuilles de latanier, car l’habitat de cette espèce se réduit comme peau de chagrin : les arbres sont de plus en plus souvent arrachés et brûlés afin de laisser la place aux plantations de manioc, économiquement beaucoup plus rentables. Les plus pessimistes prédisent que la fin de la fabrication des ôles est proche. Aujourd’hui, Mme Phoeun doit aller jusque dans la province de Preah Vihear, dans le nord-ouest du Cambodge, pour acheter les feuilles de latanier.
D’autres espèces sont utilisées dans d’autres pays pour confectionner les ôles : le tallipot (Corypha umbraculifera) est utilisé au Sri Lanka, et le palmier à sucre (Borassus flabellifer) est employée en Birmanie. Remarquons que les feuilles du palmier à sucre, pourtant espèce-phare de la flore cambodgienne, ne sont pas utilisées au Cambodge pour confectionner des ôles. Phoeun Sophavy nous a expliqué que ces feuilles manquent de la souplesse de celles du latanier, et se cassent facilement. Sur le site de la BNF, un article de l’École Française d’Extrême-Orient nous en apprend un peu plus sur les ôles d’Inde et d’Asie du Sud-Est, voir ici.
Ci-dessous, un reportage fort intéressant d’une petite dizaine de minutes (en khmer, sous-titré en anglais), diffusé sur Youtube, dans lequel Phoeun Sophavy explique le processus de préparation des ôles, ainsi que les difficultés qu’elle rencontre.
Article préalablement publié sur tella botanica.org