C’est la saison du prahok. Nous vous invitons vous y immerger entre traditions ancestrales, enjeux économiques et incertitudes sur la transmission de ce savoir-faire au Cambodge.
Une odeur qui annonce la saison
Le 12 décembre au matin, en compagnie de deux collègues, je prends la route nationale 5 à moto, direction la commune de Vihear Luong, dans la province de Kandal. Notre objectif : observer la fabrication du prahok, une pâte de poisson fermentée incontournable de la cuisine cambodgienne.
Dès les premiers kilomètres, l’odeur âcre du poisson se fait sentir. Ce parfum, bien que difficilement supportable pour certains, annonce aux Cambodgiens que la saison de pêche et de production du prahok est lancée.
Cette année, selon l’Administration des pêches, la première période de pêche s’est déroulée du 8 au 13 décembre autour du Tonlé Sap, dans les provinces de Kandal et Phnom Penh. De nombreux villageois des provinces voisines, comme Takeo et Kampong Speu, se sont déplacés pour acheter du poisson destiné à la fabrication du prahok et du pa’ork, une autre pâte de poisson fermentée.
Une ambiance animée sur les berges
À mon arrivée, les rives du Tonlé Sap grouillent d’activité. Des abris temporaires accueillent pêcheurs, acheteurs et travailleurs dans une atmosphère conviviale. Les tâches s’organisent : certains trient le poisson pour garantir la qualité du prahok, d’autres font la queue pour nettoyer leur prise grâce à des machines modernes. Plus loin, on éviscère ou écaille les poissons à la main.
Malgré une abondance de poisson, les vendeurs déplorent un recul du nombre d’acheteurs par rapport à l’an dernier. Le prix, pourtant attractif — entre 900 et 1 000 riels (0,22 à 0,25 dollar) par kilogramme —, n’a pas suffi à compenser cette baisse. Toutefois, certains espèrent un afflux de clients durant le week-end.
Des visages et des histoires
Parmi les pêcheurs, je rencontre Tim Sophy, 22 ans, originaire de Kampong Chhnang. Assis sur son bateau, il raconte que les poissons, plus petits cette année, ont également attiré moins de clients. Malgré tout, il espère que la prochaine période de pêche, dans deux semaines, sera plus fructueuse.
Un peu plus loin, je croise Hout Kunthea, 54 ans, venue de Kampong Speu avec sa sœur. Depuis plus de 30 ans, cette tradition rythme leur vie. Bien que les prises de cette année soit modestes — environ 40 kilos de petits poissons —, l’enthousiasme reste intact. « Le prahok, c’est tout pour nous », confie Kunthea.
In Sern, 61 ans, venue de Takeo, partage cette passion. Elle se remémore ses premiers achats de poisson en 1979, juste après la chute du régime khmer rouge. Depuis, chaque année, elle perpétue ce rituel avec sa famille. Pour elle, la qualité du prahok fait maison surpasse celle du marché, souvent jugée trop salée.
Une tradition en mutation
Alors que la modernisation facilite certaines étapes de fabrication, comme le nettoyage ou l’éviscération, beaucoup craignent pour l’avenir de cette tradition. In Sern s’inquiète : ses enfants ne semblent pas vouloir reprendre le flambeau. « Le prahok est essentiel à notre cuisine et à notre culture, mais qui le fabriquera demain ? », se demande-t-elle.
Son Soy, venue de Kampong Speu avec sa mère de 71 ans, illustre cet attachement au prahok. Avec 300 kilos de poisson cette année, elle en produira pour sa famille et pour préparer des nouilles khmères à vendre dans son petit commerce. Forte de décennies d’expérience, elle maîtrise les techniques pour obtenir une pâte savoureuse. Son secret ? Laisser le poisson s’aérer avant de le saler et le fermenter.
Un revenu saisonnier pour les villageois
Pour d’autres, la saison du prahok représente une opportunité économique. Koch Samy, 71 ans, gagne sa vie en éviscérant jusqu’à 300 kilos de poisson par jour, aidée par ses belles-filles. Elle peut ainsi soutenir sa famille. De son côté, Kai Vuthy, 39 ans, travaille comme porteur de poissons depuis ses 18 ans. Pourtant, cette année, ses revenus ont diminué, reflétant un recul général de l’activité.
Un patrimoine culturel menacé ?
Alors que je quitte les lieux, une question me taraude : que deviendra cette tradition séculaire avec l’évolution des modes de vie et des générations ? Si le prahok demeure un pilier de l’identité culinaire et économique cambodgienne, sa fabrication pourrait bien se transformer, délaissant peu à peu le cadre familial pour celui des usines.
L’avenir du prahok, entre tradition et modernité, reste incertain. Une chose est sûre : je reviendrai l’année prochaine pour suivre cette évolution et retrouver ces villageois passionnés qui font vivre l’âme du Cambodge à travers cette pâte unique.
Sao Phal Niseiy
Sao Phal Niseiy est journaliste chez Cambodianess. Ses articles portent principalement sur la crise climatique et les affaires régionales. Niseiy est titulaire d'une licence en administration publique et en études internationales et d'un master en études asiatiques et pacifiques de l'Université nationale australienne.