Cette semaine notre rédaction est allée à la rencontre d'une traductrice française, Laure Hinckel. Sa traduction du monumental "Solénoïde" de l'écrivain roumain Mircea Cartarescu a été louée par toute la presse française. Le métier de traductrice est peu valorisé et pourtant essentiel pour faire découvrir ou redécouvrir des auteurs étrangers. Laure nous transmet sa passion des mots, les mots des autres.
Laure Hinckel a été journaliste à Bucarest dans les années 90, correspondante pour la Croix et L'Événement du jeudi. Elle a traduit en français Emil Cioran, Camil Petrescu, Stefan Agopian, Matei Visniec, Simona Șora, Eugen Barbu, Andrei Plesu et Mircea Cartarescu.
Grégory Rateau: Comment avez-vous découvert la Roumanie et appris la langue roumaine avant de vous y installer pour devenir journaliste?
Je suis arrivée pour la première fois en Roumanie en décembre 1990, ne sachant rien ou presque du pays. J'avais dans ma poche une fiche bristol de couleur verte avec une dizaine d'expressions et je m'attendais à pouvoir me débrouiller en français, ce qui a été le cas, et en anglais. J'avais une adresse dans une famille, les amis d'une connaissance d'une amie. C'est devenu flou, avec le temps. Ils vivaient à Satu Mare et j'ai passé plusieurs jours avec eux. Ma "correspondante" si on peut dire, s'appelait Daria, elle avait à peu près mon âge si je me souviens bien, ou alors elle terminait tout juste le lycée. Ses parents étaient enseignants et elle avait un petit frère. Ils ont été adorables et généreux avec moi. C'est son père qui m'a offert le livre de grammaire et de conjugaison que j'ai toujours, un livre pour les classes de huitième, et c'est avec ce livre que j'ai appris la langue roumaine. Autant dire que ce cadeau qui aurait pu finir au fond d'une valise ou être oublié a, au contraire, joué un grand rôle dans ma vie personnelle et professionnelle.
Et d'où vous est venue cette passion pour la traduction?
En lisant, tout simplement. Je lisais des livres en roumain et je n’avais personne en France à qui en parler. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de traduire le premier livre, par besoin de partager ce qui me plaisait.
Solénoïde est un chef-d'oeuvre, un roman total, d'une ambition démesurée. Quelle "folie" géniale vous a poussée à vous attaquer aux 800 pages de ce monument?
Il n’y a rien de fou dans tout ça… J’ai pris presque une année pour le traduire. Ce qui, éventuellement, peut être qualifié de processus “fou”, c’est ce qu’il se passe entre un lecteur et le texte qu’il lit. Au fur et à mesure que je lisais Solénoïde (et donc que je le traduisais), je sentais bien qu’il se créait quelque chose qui, voilà, advenait au monde : ma vision de l’univers de Cartarescu. Quand on réfléchit un peu, c’est fascinant ce qu’il se passe quand un cerveau est en train de lire un beau texte.
Avez-vous eu du mal à trouver un éditeur français pour ce journal halluciné qui flirte parfois avec Lautréamont ou encore Kafka pour ne citer qu'eux?
Je suis très heureuse que la maison Noir sur Blanc, créée par Vera et Jan Michalski dans leur puissant groupe Libella, ait eu envie de publier l’oeuvre de Mircea Cartarescu. Il fallait, pour cet écrivain européen majeur, un havre dans lequel il pouvait se sentir abrité, soutenu. La publication de Solénoïde par les éditions Noir sur Blanc a permis de multiplier les lecteurs de Mircea Cartarescu en France. Il avait en France des aficionados, des fans absolus, il y a gagné des communautés entières de lecteurs et il a obtenu des prix littéraires.
Comment avez-vous travaillé quotidiennement pour relever ce défi et réussir cette traduction aujourd'hui saluée partout dans la presse?
J’ai tenu un journal de traduction qui est disponible très facilement, sur mon site internet, “La part des Anges” (laurehinckel.com). Je raconte au jour le jour mes hésitations, mes doutes, mes questionnements. Je m’amuse beaucoup à me perdre dans les chemins de mes recherches sur tel mot ou telle notion. J’espère que le résultat est une lecture intéressante. Ce qui est certain, c’est qu’elle éclaire l’oeuvre de Mircea Cartarescu. Il m’arrive de faire des liens entre des personnages de ses livres, des thèmes qui reviennent. Il est important de faire connaître la petite musique de l’oeuvre, son rythme, ses leitmotivs.
Comment s'est passée votre collaboration avec l'auteur, Mircea Cartarescu?
Très bien. J’ai eu peu de questions à lui poser, et lorsque ça a été le cas, nous avons échangé par mail, très simplement.
Le métier de traductrice/traducteur est extrêmement précaire. Des conseils à donner à ceux et celles qui rêveraient de suivre votre exemple?
Les voies pour parvenir à la première publication sont multiples, il m’est impossible de dire comment faire pour y arriver. Et je ne crois pas que quelqu’un puisse se dire qu’il va “suivre mon exemple”. Il faut se suivre soi-même, si vous voulez mon avis, dès que l’on parle d’écriture et de création - et c’est déjà assez compliqué!
Ce roman est difficile, unique dans le paysage actuel. Pensez-vous, en toute sincérité, que le public d'aujourd'hui est prêt à recevoir une oeuvre de ce niveau de liberté et d'exigence?
Ici, je me permets de vous contredire. Ce roman n’est pas plus difficile qu’un autre livre de vraie littérature. Il est riche, parfois touffu. Mais il n’est pas difficile, il vous prend par la main. Et cela est arrivé à des milliers de lecteurs en France. Tout lecteur de fiction sait au fond de lui qu’il apprécie la lecture pour une chose assez rarement nommée mais essentielle : ce sentiment de légèreté, d’abandon et de liberté consécutif à une minuscule et presque inconsciente action de notre cerveau qui s’appelle la trêve d’incrédulité, baptisée ainsi par Coleridge. Donc oui, le public reçoit cette oeuvre, telle qu’elle est, fidèle à elle-même et à ce qu’elle doit être. Heureusement que son auteur, comme bien d’autres dans le monde, se refuse à essayer d’écrire un livre qui serait fait seulement pour attirer des gens qui de toute façon ne sont pas des lecteurs.
La pandémie actuelle a considérablement fragilisé le secteur culturel. Comment voyez-vous "l'après"?
Je me sens comme une taupe, incapable de voir ce qui va se passer.
Un nouveau livre de Cartarescu en cours de traduction?
J’ai commencé à traduire Melancolia (2019, Humanitas, Bucarest) juste avant le confinement, j’ai fini ce travail et le livre sortira chez Noir sur Blanc au début de l’année 2021.