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Rencontre avec la traductrice Rodica Baconsky, une passion française

Cette semaine notre rédaction est allée à la rencontre de la traductrice roumaine (du français au roumain) et essayiste, Rodica Baconsky. Rodica est aussi directrice du Département de Langues Modernes Appliquées à la Faculté de Philologie de l'Université Babeş-Bolyai, membre coordinateur du projet COCOP (auprès de l'ambassade de France) et Chevalier de l'Ordre des Palmes Académiques (1996).

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Écrit par Grégory Rateau
Publié le 9 mars 2024, mis à jour le 15 avril 2024

La traduction littéraire, à moins de travailler en forçat, ne nourrit pas, mais ne vous laisse pas vieillir. Elle est parfois refuge, parfois abîme de perplexité ou encore accès à « la chancelante équivocité du monde » (Arendt). Trop précieuse pour que vous l’abandonniez. Si vous en faites une passion, elle sera pour la vie.

Grégory Rateau : D’où vous est venue cette passion pour la traduction ?

Rodica Baconsky : Question difficile. Elle est la conséquence, je suppose, de l’attention que j’ai toujours portée aux mots. Depuis que je m’en souviens, j’ai été sensible à leurs sonorités, à leur miroitement, à leur ambiguïté, à leur vanité. J’ai navigué assez tôt entre deux langues, en majeur et en mineur, certes, mais ce sentiment bizarre de faire jouer la pensée selon des agencements différents, me parler à moi-même selon les inflexions de l’une ou de l’autre, a dû préparer le terrain. Le plaisir de la traduction est venu plus tard. C’est lorsque j’ai découvert un contresens dans l’incipit d’un livre traduit, que j’ai réalisé combien cet art de la transposition était fascinant à force de tenir sur un fil. Art de funambule, sur le qui-vive…

Ce furent des expériences, des échecs, des instants de bonheur ou de rage. Ce l’est encore ! J’ai eu, toutefois, une chance inouïe d’avoir deux maîtres ès traduction : le professeur Henri Jacquier, théoricien et praticien, et celui qui m’a accompagnée dans mes premiers essais et dans ma vie. Il m’est resté de cet apprentissage, celui de la rigueur, du son juste, de la foi en l’infini expressif de la langue, l’exigence d’un garde-fou, l’habitude et la joie de traduire à deux, en changeant de rôle, traducteur, réviseur. Aussi la plupart de mes traductions en prose sont interprétées à quatre mains.

 

Parlez-nous des différentes étapes de la traduction d’un livre.

Si je m’en tiens aux recommandations des traductologues et à leurs X commandements, le rituel de la mise en chantier enchaîne lecture multiple, documentation(s), dialogue avec des spécialistes (si besoin), dialogue avec l’auteur, travail sur le texte, lecture, relecture de (des) version(s), parfois à haute voix, reprise du texte après un intervalle, lecture par un (des) autre(s), etc. Parcours idéal, rarement respecté. Il m’arrive de commencer une traduction et découvrir le texte chemin faisant, il m’arrive de lire l’original en prenant plein de notes et en rédigeant en amont des concordanciers, des fiches des réminiscences textuelles ou artistiques qu’il réactualise, des références à retrouver chez tel ou tel critique…

 

Vous avez traduit de grands auteurs du français au roumain et du roumain au français. Quels liens entretenez-vous à la France ? Comment passe-t-on d’une langue à l’autre ?

Avec la France ? C’est un amour de très longue date. Jamais trahi ni d’une part ni de l’autre. J’ai eu la chance d’y vivre, la voir non seulement en habits de dimanche, mais dans son quotidien, ce qui n’a fait que donner plus de piquant à mes sentiments. J’aime le français, le classique et le farfelu, ses variations musicales selon les continents, je lui sais gré de m’obliger à penser clair quand je suis tentée de prendre la clé des champs. J’aime Montaigne et Rabelais, Racine et Pascal, le Rousseau des Promenade, Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Flaubert ou Laforgue, Proust, Céline, Malraux, Camus, Breton, Supervielle, Saint-John Perse, Char, Reverdy… Je fais exprès de ne pas citer de contemporains… mais c’est à l’école des grands d’hier que j’ai appris l’amour et les détours de la langue. J’aime Barthes, Poulet, Starobinski, Richard, Rousset, Compagnon, Picon, Genette, Jenny dont j’ai écouté les leçons de haute voltige critique. Mais au-delà de la BIBLIOTHÈQUE, il y a les amitiés, la pierre des quais, les platanes d’Aix, les galets qui chantent à Nice, les sables mouvants des côtes, le marché de Strasbourg, ma peur bleue dans le tram à Lille, les dahlias du Luxembourg, José Corti dans sa librairie, Marmotta…

Pour ce qui est du passage d’une langue à l’autre, Cela dépend. Dans la conversation, cela va de soi, le gestuel aidant. Dans la traduction, les choses sont moins évidentes. Si je décortique, tant soit peu, ma pratique lorsque je me mets au travail, il est certain que je me dois d’entrer dans l’atmosphère du texte, en explorer les particularités, convoquer des équivalences, approximer au départ, ressentir les irréductibles. J’aime écouter la voix de l’auteur (entretiens, lectures, prises de parole), parcourir des critiques ; si je lis le livre avant, je le constelle de remarques ; si je le découvre en le traduisant, je m’arrête pour le déconstruire ou voir comment il fait émerger le sens. J’anticipe, je reprends/relis la phrase, le paragraphe – pour ne rien en perdre ; après je la retravaille pour lui donner son allure naturelle dans la langue d’arrivée. Parfois cela vient de suite, parfois on ne compte pas le temps qu’il faut pour trouver la tonalité. Il faut savoir que « toutes les langues n’ont pas leurs bonheurs aux mêmes points », comme le rappelait Yves Bonnefoy, mais qu՚on peut le trouver à force de chercher.

 

La liste de vos traductions est impressionnante. Un auteur français en particulier (poète, écrivain, les deux) dont vous aimeriez nous parler ?

Je vous parlerais volontiers de Patrick Deville que j’ai découvert avec Alina Pelea, l’autre voix de nos traductions, à travers Peste et choléra. Or, ce roman sans fiction, le quatrième d’un projet hallucinant, qui devra avoir douze, volet, Abracadabra, est fascinant. Par son thème qui rapprochait deux figures que personne n’aurait eu l’idée de mettre en parallèle, le docteur Yersin, élève de Pasteur, et Rimbaud, par sa capacité de jouer sur les coïncidences mêlant géographie et histoire sans aucune défaillance documentaire, par son intertextualité qui revalorise le terreau littéraire. Après Peste et choléra, nous avons traduit Taba-Taba, un livre sur la France, une famille, et l’Histoire ; le prochain, Samsara, une anatomie de l’Inde, devrait être en librairie fin 2024. Je vous invite à lire Deville, ce « baladin du monde », pour mieux comprendre nos vulnérabilités, notre force, nos contradictions.

 

Vous avez également participé à des études, des articles sur des auteurs tels que Claudel, Blaise Cendrars, André Breton, Apollinaire, Paul Verlaine… Comment sont-ils perçus en Roumanie ?

Les auteurs que vous citez appartiennent, sans exception, à la grande littérature française. On les connaît de longue date en Roumanie, la preuve, les traductions et retraductions, voire des Œuvres complètes en traduction (Saint-John Perse) ou des variantes multiples (Baudelaire, Proust, Montaigne…). Le milieu académique dont j’ai fait partie continue à les mettre en valeur, à côté d’autres noms tout aussi célèbres ; il est cependant certain que le grand public va vers le roman (au grand dam des théoriciens, le récit revient en force, soit-il celui d’une saga ou d’une BD) avec ou sans fiction. On lit Camus, Bruckner, Nothomb, Tesson, Quignard, Houellebecq, mais on lit également Grimaldi ou des policiers. À une remarque près : le e-book et l’audiobook sont, peut-être, en train de changer nos habitudes de lecture et de réinventer la bibliothèque. Est-ce là une nouvelle chance pour le livre ?

 

Un auteur roumain que vous souhaiteriez traduire dans l’avenir pour le faire découvrir en France ?

J’ai traduit du roumain vers le français de la poésie. Des poèmes de Lucian Blaga, de Aurel Rău, de Mariana Bojan, de Dinu Flămând. Par défi ou par plaisir. J’ai également traduit Tinerețe fără bătrânețe (Jeunesse sans vieillesse), un conte de fées, La marche des Rois (Cortegiul Magilor d’Adrian Popescu), des préfaces, des postfaces. Avec Alina Pelea, nous avons mis en français deux romans de Diana Adamek, La douce histoire du triste éléphant et Adieu, Margot (à paraître aux Editions Unicité, collection Eléphant blanc). S’il y a un auteur que j’aimerais traduire, c’est Andrei Pleșu. Rendre le velours de sa voix…

 

Le métier de traductrice est extrêmement précaire. Des conseils à donner à ceux et celles qui rêveraient de suivre votre exemple ?

J’en conviens. J’ai eu l’énorme chance d’avoir un autre métier aussi, fortement lié à l’écriture et à la traduction. Je ne vis pas de mes traductions, je peux donc prendre mon temps (quand l’éditeur n’est point trop pressé), je peux choisir mes titres ; on ne mesure pas le prix de ces libertés.

La traduction littéraire, à moins de travailler en forçat, ne nourrit pas, mais ne vous laisse pas vieillir. Elle est parfois refuge, parfois abîme de perplexité ou encore accès à « la chancelante équivocité du monde » (Arendt). Trop précieuse pour que vous l’abandonniez. Si vous en faites une passion, elle sera pour la vie.

Comme les conseils sont faits pour ne pas être écoutés, je peux toujours en formuler, quitte à le faire pour rien : lire jusqu’à plus faim, se nourrir aux sources de l’imaginaire de votre auteur, tenir compte des tensions, des distances et des proximités des cultures tout comme du rythme et de l’accord « du son et du sens », ne jamais oublier qu’on travaille « à la pliure des langues », que la langue d’arrivée est « un vivier » que l’on se doit d’exploiter, qu’il faut être à l’écoute des parlers quotidiens dans tous leurs états, que le dictionnaire est votre meilleur ami, qu’un livre, au-delà de son contenu, est un objet complet qu’il faut soigner du début à la fin.

 

Pour finir, pensez-vous que la traduction rend parfaitement honneur au texte d’origine ?

La Traduction (avec majuscule) ou la traduction signée par un tel ou un tel ? Si la question se rapporte à la première occurrence, je dis oui. Barbara Cassin affirme que la traduction « complique l’universel », mais que l’« universel », si évidé soit-il, n’est jamais assez universel, c’est toujours l’« universel de quelqu’un. » Une civilisation, une culture se construisent à travers les traductions, car elles sont l’expression de ce qu’elles ont échangé et non d’un logos unique. La traduction est encore « un savoir-faire avec les différences », une epideixis, « un acte performatif, qui rend manifeste la manière dont chaque langue est elle-même une performance différente […], comment elle construit le monde. » En cela, traduire un texte rend certes honneur au texte d’origine en le faisant participer à la complexification du monde.

Reste à discuter le ponctuel… Mais, là aussi, la traduction rend hommage à l’original par sa fidélité au sens et sa créativité. Je viens d’entendre, dans un débat autour de la traduction de la poésie, une phrase qui m’a fait sortir de mes gonds. Le traducteur était persuadé qu’en embellissant et en trivialisant un poème philosophique qui demandait réflexion et une certaine pratique de l’abstraction, il l’avait rendu acceptable pour ses concitoyens. C’est tout vous dire… Là où le grain de la voix, l’authenticité des langues en présence se perdent, il n’y a plus traduction.

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