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MA ROUMANIE VUE PAR – Claude Karnoouh, le monde perdu

Claude Karnoouh professeur anthropologue maramures roumanieClaude Karnoouh professeur anthropologue maramures roumanie
Écrit par Grégory Rateau
Publié le 10 juin 2019, mis à jour le 10 juin 2019

Pour cette nouvelle chronique de « Ma Roumanie vue par », nous sommes allés à la rencontre d’un Français, Claude Karnoouh, un véritable pionnier qui a une relation de près d’un demi-siècle avec la Roumanie. Ce professeur et anthropologue qui a beaucoup écrit sur la Roumanie, en français mais aussi en roumain, est venu étudier le monde paysan d’un village du Maramureș dans les années 70, un monde qui a disparu et dont il se fait pour nous, le témoin privilégié.

 

 


Grégory Rateau: En 1973 vous aviez entrepris une enquête anthropologique dans le village de Breb (Maramureș) et aux alentours, Budesti, Sîrbi, Hoteni... Quelles ont été vos premières perceptions ?

Claude Karnoouh: C’est une question mémorielle sur laquelle j’ai beaucoup écrit. Connaissez-vous le vers de Saint-John Perse qui débutait le poème l’Anabase ?
« Prends-toi un grand chapeau de paille dont tu séduis le bord
L’œil recule d’un siècle aux provinces de l’âme. »
Voilà à quoi j’ai pensé quand je suis arrivé la première fois. Je suis d’une génération où les anthropologues, avant de se spécialiser, avaient des formations diverses, j’ai fait des sciences, de la philosophie et de l’anthropologie. J’avais envie de voyager, donc l’anthropologie était le bon moyen de vivre l’aventure et avec la Roumanie l’aventure s’est prolongée jusqu’à aujourd’hui, même si j’ai aussi travaillé outre-mer un temps, en Polynésie française.

 

Qu’est-ce qui fait la particularité de ce village ou plus généralement de la région ?

On était en plein régime communiste, les membres du parti étaient tous fans de la modernité technique, et vous arrivez dans une région où les gens travaillaient la terre, construisaient leur maison en bois à l’ancienne, c’était absolument extraordinaire. J’arrivais dans un pays communiste et je tombais sur le Moyen Age. Certes, il y avait un point de contrôle vétérinaire dans le village mais pour le reste, la manière de faucher, qui me rappelait mon enfance pyrénéenne il y a soixante-dix ans, les femmes qui tissaient, qui brodaient, tout était d'un autre siècle. Vous ne pouvez pas imaginer l’émotion que j’ai eue quand l’automne est arrivé et que j’ai vu les femmes mettre le chanvre à rouir dans des bassins le long du petit courant qui traversait le village. Cela me rappelait des livres d’histoire qui parlaient du 18ème siècle ! Les femmes portaient le costume local, pas celui de fête, tous les jours. Les hommes aussi portaient des gaci, des pantalons très larges en tissu de chanvre et des sandales napolitaines "opinci" en cuirs. Il y avait de quoi être surpris pour un universitaire bourgeois qui débarquait dans un pays communiste. Une seule personne avait une voiture dans le village, il l’avait gagnée au tirage au sort de la caisse d’épargne. Une Dacia bien sûr.

 

Avez-vous assisté à des rituels particuliers ?

Oui, à celui des noces, des fiançailles, du baptême, des funérailles. A Noël j’ai vu "le jeu de Jérusalem" également, je me suis retrouvé comme devant le parvis d’une église, replongé dans le Moyen Age occidental. C’était tout à fait fascinant. J’ai donc appris la langue, j’ai observé, j’ai cueilli des stocks de vocabulaire. J’ai eu de la chance car le prêtre de Breb était un type remarquablement intelligent et cultivé, un ami très cher qui est mort aujourd’hui… il a un peu trop abusé de la picole. Il avait choisi ce poste pour ne pas avoir d’ennuis avec la police communiste. Il m’a appris énormément de choses notamment pour comprendre les différents rituels. On avait là-bas l’exemple de la vraie tradition. Ce n’est pas que les choses étaient rigidifiées dans un état antérieur, mais la vraie tradition, c’est quand la forme de cet état antérieur continue d’absorber le moderne et lui donne sens dans la forme ancienne. C’est ça qui a modelé mon travail. J’ai donc repris mes recherches à zéro à la lumière de cette découverte.

 


Vous avez quitté Breb pour venir ensuite vous installer un an à Bucarest. Pourquoi être resté en Roumanie ?

Après mes études de terrain, l’ONU m’a recruté, ils avaient une institution d’enseignement de sciences humaines pour les francophones à Bucarest. Un Belge, Marcel Fabri, était directeur du centre d’études et de recherches démographiques de l’ONU. Cet homme avait lu mes travaux et il m’avait engagé pour travailler un an dans son institution. Il voulait que j’enseigne l’épistémologie de la sociologie et de l’anthropologie. Comme ce n’était pas vraiment mon truc je lui ai plutôt proposé d’enseigner à ses élèves les fondements philosophiques des sciences humaines, d’où les sciences humaines tiraient leurs conceptions de l’homme-objet à travers l’histoire de la pensée philosophique. J’ai donc passé un an à Bucarest comme diplomate culturel, un aparté pour le moins imprévu. Je n’aimais pas ce monde diplomatique, je me rendais à quelques réceptions quand il était question de Marcel ou de personnes qu’il tenait à me présenter, sinon j’évitais le plus possible ce type de mondanités. Pendant ce temps j’explorai le sud la Roumanie avec ma voiture de fonction. La Securitate m’avait à l’œil bien évidement.

 

Justement, la Securitate vous a ensuite mis à la porte. Comment l’avez-vous vécu ?

Ma femme et ma plus jeune fille étaient en France, j’ai donc accepté la chose et je suis rentré chez moi. Ils ont tout fait pour me pourrir la vie mais je m’en suis relativement bien tiré. Ce sont mes amis qui m’ont le plus manqué. J’avais une collègue américaine qui travaillait non loin de Breb, à Ieud, Gail Klingman, qui a écrit l’un des plus beaux livres sur le Maramures, « The wedding of the dead » et que je vous recommande au passage car il est question des traditions en Roumanie et en Europe de l’est, incontournable sur le sujet.

 

Êtes-vous revenu à Breb par la suite ?

J’étais donc encore persona non grata en Roumanie. J’étais souvent invité en Hongrie pour mes travaux mais je ne m’aventurais pas plus loin à l’est. Puis en 90 je suis finalement revenu. J’y ai passé trois mois avec un Français et un Roumain, on s’est promenés en voiture dans tout le pays. Mon ami roumain était parfaitement bilingue. Un voyage fascinant, qui m’a permis de comprendre ce dont j’avais eu l’intuition, à savoir que c’était un coup d’état. Je suis donc passé à Cluj pour revoir des collègues et amis dont un historien qui m’a demandé de travailler à l’Université de Cluj avec lui. Je me suis ainsi retrouvé dans le département d’histoire et de philosophie et cela pendant 13 ans. Il m’arrivait de faire la navette à Breb qui n’est pas très loin et ainsi de revoir mes « parents d’adoptions » le week-end. J’étais très attaché à une famille qui m’avait généreusement accueilli et à qui j’envoyais parfois de l’argent comme l’aurait fait un vrai fils.

 

xxx

 

Avez-vous constaté de gros changements ?

Au tout début, non. Les villageois essayaient de s’adapter aux différents changements mais cela n’avait pas encore de véritable impact sur leur mode de vie, sur les traditions. Quand je relis mes carnets, je vois qu’assez rapidement par contre, des choses fondamentales étaient exigées des gens. Des bouleversements dans le système relationnel du village et dans ses rapports avec l’extérieur. Il ne s’agissait pas d’une île du Pacifique (rires). Les privatisations ont donc poussé les gens à partir. Les gens avaient besoin d’argent liquide, les impôts sur les surfaces de terre ont commencé à se mettre en place. J’observais comment toutes les relations du village, internes et externes, devenaient monétarisées, ce qui n’était pas le cas avant, je tiens à le préciser. Il fallait donc de l’argent alors qu’auparavant les rapports étaient basés sur des services ritualisés, c’est-à-dire qu’il y avait des systèmes d’entre-aide sanctifiés par des rituels pour marquer ces échanges potentiels permanents. C’est pour cela que je dis toujours que le capitalisme est ce qu’il y a de mieux pour liquider la tradition. Pour Breb et d’autres villages du Maramureș, il aura fallu 10 ans pour que cela arrive.

 

Pouvez-vous nous parler de l’architecture ?

Sous le communisme on ne pouvait pas faire n’importe quoi. Si on avait de l’argent, il ne fallait pas le montrer sinon on avait presque automatiquement une enquête sur le dos. Après la chute du communisme, les habitants ont été tentés par un certain confort. De retour des pays riches avec un plus grand pouvoir d’achat, ils ont voulu montrer leurs richesses, en faire étalage et la tradition en a de nouveau pris un coup. Les villageois ne faisaient plus appel aux services des artisans locaux et ils ont préféré remplacer le bois par le béton. Voilà pourquoi vous pouvez voir de grands portails en bois, avec des motifs très travaillés et de toute beauté, et les immondices qui se trouvent juste derrière, dès que vous passez de l’autre côté. On trouve même des pensions un peu partout: aller dormir aujourd’hui chez l’habitant ne relève plus de la véritable hospitalité de vos hôtes, cela devient un business. Le communisme a fait énormément de tort au pays mais on doit lui reconnaître qu’il n’était pas basé sur un système qui promeut l’enrichissement personnel mais plutôt une recherche du pouvoir individuel et symbolique. L’architecture a donc commencé à se dégrader à la fin des années 90 et au début des années 2000. Mon ami qui dirige le beau musée en plein air de Sighet était effondré la dernière fois que je l’ai vu par la ruine architecturale du pays. Même devant l’entrée de son musée, il y a 20 ans, il y avait des maisons en bois, maintenant, il y a du béton partout.

 

 

Parmi les livres de Claude Karnoouh, nous pouvons citer "L'invention du peuple", "Vivre et survivre en Roumanie communiste" chez l'Harmattan et Românii: tipologie și mentalități chez l'éditeur roumain Humanitas...

 

grégory rateau
Publié le 10 juin 2019, mis à jour le 10 juin 2019

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