Durant la première moitié du XXe siècle, l’architecte le plus connu des Etats-Unis, Frank Lloyd Wright, disait que l’architecture est l’art mère. Il considérait même que sans une architecture propre, on n’a pas l’âme de notre propre civilisation. De l’autre côté de l’Atlantique, au sud-est de l’Europe, son contemporain roumain, Ion Mincu, posait les bases du style néo-roumain. Ainsi, durant les premières décennies du même siècle, l’élite sociale bucarestoise commençait à prendre conscience de la valeur inestimable de l’architecture traditionnelle.
Ion Mincu saura justement spéculer cet intérêt pour le patrimoine artistique de facture brancovenesc et vernaculaire. Diplômé de l’Ecole Nationale des Beaux Arts de Paris, il va construire de véritables bijoux architecturaux, dignes représentantes des terres roumaines. Si nous jetons un coup d’œil à la liste de ses travaux, le «Buffet de la chaussée Kiseleff» pourrait être considéré comme celui dont le parcours est le plus spectaculaire.
Selon les témoignages de l’époque, le Buffet représente une sorte d’archétype idéal de la taverne roumaine. Ses plans initiaux avaient été élaborés en 1889, à l’occasion de la participation de la Roumanie à l’Exposition Universelle de Paris. L’événement célébrait le centenaire de la Révolution Française, et le projet de Mincu devait constituer la pièce maîtresse du pavillon roumain; plus tard, l’idée sera abandonnée, faute de ressources. Trois ans après, grâce à l’intervention de l’homme politique Petre P. Carp, les habitants de la capitale pouvaient s’enorgueillir d’un nouveau restaurant. En le regardant aujourd’hui, on peut facilement s’imaginer une époque où les habitations roumaines ressemblaient à des pots en argile émaillé, celles-ci étant souvent décorées de motifs traditionnels locaux.
Devenant rapidement le lieu de prédilection de la haute société bucarestoise, le Buffet étale le style des vieilles maisons de boyards spécifiques aux zones subcarpatiques. Le salon principal se trouvant au niveau d’un rez-de-chaussée rehaussé, précédé par un porche, l’accès à ce bâtiment est facilité par une rampe extérieure avec des marches, cette dernière étant protégée des intempéries grâce à une extension marginale du toit. En ce qui concerne la façade principale, la perspective dominante est verticale, partant du sous-sol, marquée par une véranda aux murs en verre, dont le squelette prend la forme des arcs roumains, en plein centre. Si on lève les yeux, on découvre la fabuleuse véranda, soutenue par plusieurs colonnes en bois sculpté, couronnée par une coupole rectangulaire, pointue, faite en tuiles de céramique. Suite à la longue période de conquêtes de l’Empire Ottoman, les arcs turques, appelés aussi arcs brisés, sont spécifiques de la zone balkanique; on pourrait croire que l’architecte Ion Mincu a misé sur la continuité de la perspective horizontale supérieure, car on retrouve la même forme au niveau des encadrements des fenêtres.
Du point de vue des ornements, la polychromie typique du style néo-roumain est remplacée par une variété finie de couleurs, avec une préférence pour le vert et l’azur. De nombreux motifs floraux, dans un relief plutôt discret, semblent s’entortiller autour des médaillons de céramique, qu’on pourrait considérer comme étant de petits épicentres de la frise décorative. Au-dessus, la ceinture de la bâtisse est formée de plusieurs cassettes, à l’intérieur desquelles sont inscrits les noms des plus vieux vignobles traditionnels roumains.
Dès 2003, le Buffet de la chaussée Kiseleff est devenu le siège d’un célèbre restaurant de luxe, Restaurant Casa Doina. D’ailleurs, les résonances de ce nom semblent aller à merveille avec l’atmosphère patriarcale du lieu, car il n’y a pas d’autre pays qui puisse aussi bien parler de «doine», «dor» et de «bocet».
Sources: Casadoina.ro, Historia.ro, E-architecture.ro
Ana Maria Rosca