Les habitants de Yangon ne peuvent pas le manquer : depuis quelques jours, le drapeau rouge, jaune et blanc de la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) s’est installé sur le parebrise des taxis, flotte au vent sur le guidon des trishaw, s’affiche sur les devantures des boutiques, et orne les tshirts des vendeurs de fleurs aux carrefours. La campagne pour les élections du 8 novembre a officiellement commencé le 8 septembre. Et ce malgré la recrudescence des cas de Covid-19, qui a empêché Aung San Suu Kyi de tenir son discours inaugural de campagne dans la circonscription de Kawhmu, près de Yangon, où elle se présente.
La Birmanie compte de nombreux partis politiques : 96 seront autorisés à s’affronter lors des élections. Mais les deux partis principaux, et opposants historiques, sont la LND et le Parti de l’Union, de la solidarité et du développement (PUSD), grossièrement ramenés à un clivage « démocratie VS parti militaire ». En réalité, leur relation est complexe et les mettre en opposition n’est pas pleinement représentatif de la politique en Birmanie.
La Ligue Nationale pour la Démocratie, présidée par la Conseillère d’état du gouvernement actuel, Daw Aung San Suu Kyi, est créée le 27 septembre 1988, juste après la révolution débutée en mars et le coup d’état militaire qui s’ensuit, le 18 septembre. Fondée par Aung San Suu Kyi (ASSK), fille du héros de l’indépendance Aung San, le Brigadier général Aung Gyi et leurs associés, la LND se présente immédiatement comme opposant au parti du Conseil d'État pour la restauration de la Loi et de l'Ordre (CELO) constitué par les militaires au pouvoir.
Des débuts historiques
Depuis la dictature instaurée par Ne Win en 1962, c’est la première fois que le parti dominant autorise la création de partis d’opposition. La LND s’engouffre dans la brèche, et remporte les élections législatives de mai 1990 avec près de 80% des voix – avant de déchanter : devant sa défaite, le CELO annonce que les élections n’avaient finalement pas pour but de créer une assemblée législative, mais une assemblée constitutive, en charge de créer une nouvelle Constitution. De plus, les candidats élus ne reçoivent jamais l’autorisation de se rassembler pour s’atteler à cette tâche ; le CELO organise une Convention Nationale, et choisi lui-même les participants, qui héritent du devoir de création de la Constitution. La Constitution sera adoptée en Mai 2008, et encadre encore aujourd’hui le fonctionnement du système gouvernemental.
En juillet 1989, la LND est réprimée par le gouvernement. Tin Oo, ancien général et l’un des leaders du parti, et ASSK sont placés en résidence surveillée. Cette dernière y restera pendant 16 années sur les 21 qui s’écouleront ensuite, libérée puis arrêtée à nouveau plusieurs fois, jusqu’à sa libération définitive le 13 novembre 2010.
Le 6 mai 2010, le parti est déclaré illégal et condamné à être dissous par la junte après avoir refusé de s'inscrire aux élections prévues pour novembre 2010, remportées de fait par le parti militaire au pouvoir, le PUSD. En novembre 2011, ASSK de retour dans ses rangs, la LND annonce son intention de s'enregistrer en tant que parti politique pour participer aux élections, et la Commission Electorale Nationale approuve sa demande le 13 décembre. Lors des élections partielles de 2012, le parti démocratique dispute 44 des 45 sièges disponibles, et en remporte 43.
Lors des élections générales de 2015, la vague rouge et jaune remporte une écrasante majorité dans les deux chambres du Parlement, ouvrant la voie au premier président civil du pays en 54 ans, U Htin Kyaw. Le poste de Conseillère d’Etat est créé spécialement pour ASSK, qui devient la dirigeante de facto du pays.
Un symbole controversé …
La LND, de par son nom, son drapeau – un paon, logo nationaliste associé au long combat pour la démocratie face à l’armée -, son histoire et les discours de sa dirigeante, représente aux yeux du monde les valeurs de la démocratie, une grande première pour la Birmanie qui n’a jamais connu ce type de régime politique.
Les piliers du programme de la LND sont la volonté d’installer une démocratie multipartite, le respect des droits humains (y compris le respect de la liberté d’expression), la réconciliation nationale et l’Etat de droit (la responsabilisation des institutions et du gouvernement, la création de lois justes, claires et stables, la transparence du gouvernement, et l’accessibilité à une justice équitable pour tous).
Lauréate du prix Nobel de la Paix en 1991, entre autres récompenses saluant son abnégation et son combat politique non-violent, ASSK est tout d’abord adorée à l’international comme dans son pays. En revanche, depuis la prise de pouvoir de son parti en 2015, la Conseillère d’Etat et de facto dirigeante du pays est accusée par une bonne partie des démocraties du monde entier de passivité dans les exactions dont ont été victimes les populations rohingyas dans l’Arakan, d’avoir fait la sourde oreille aux revendications d’autonomie de la plupart des état et régions du pays, de n’avoir pas su suivre les traces de son père en consolidant la paix sur son territoire, et de ne pas tenir suffisamment tête à l’armée. Des reproches qui ont amené la dirigeante à se défendre en 2019 devant la Cour Pénale Internationale contre les accusations de génocide des Rohingyas, ce qui a achevé d’écorner son image d’icône de la justice et de la paix.
L’éloignement de ses anciens partenaires et soutiens de l’Ouest a créé un terreau fertile à une relation plus poussée avec la Chine. Les nombreux projets d’infrastructure envisagés par son puissant voisin, notamment dans le cadre de la Belt and Road Initiative (BRI) ou nouvelle route de la soie, ont parfois rencontré l’opposition des populations – le plus célèbre d’entre eux étant le barrage de Myitsone, interrompu depuis 2011 suite à des manifestations nationales. Mais ASSK s’est présentée comme médiatrice entre son peuple et la Chine pour tenter de faire avancer ces projets, citant les bénéfices supposés pour l’économie birmane. La Chine ne cache d’ailleurs pas son appui à la LND pour les élections de 2020, arguant qu’un parti comme le PUSD, qui porte des valeurs de défense de la souveraineté nationale, serait moins enclin à soutenir les ambitieux projets de Pékin.
… mais un soutien national enraciné
Malgré ses déboires internationaux, ASSK reste largement soutenue au sein de son propre pays, et les pronostics des experts annoncent la victoire de la LND aux élections parlementaires de novembre, cependant moins écrasante qu’en 2015. La faute, probablement, aux partis ethniques qui, frustrés de n’avoir pas obtenu d’issue favorable à leurs demandes d’autonomie et de gestion des ressources et devant l’impasse des discussions sur le processus de paix, forment des coalitions et rassemblent de plus en plus d’électeurs derrière eux. La dernière session de la Conférence de Panglong du 21ème siècle – Conférence de Paix de l’Union, dont la quatrième session s’est achevée le 21 août - n’a fait que préparer le terrain pour une discussion future sur l’accord de cessez-le-feu et la formation d’un véritable état fédéral, sans résultat concret pour le moment.
Malgré sa majorité parlementaire, le parti d’ASSK et de Tin Oo n’a pas réussi à amender ni à abroger les lois qui restreignent la liberté d’expression ou de manifestation. Au lieu de cela, le gouvernement LND a intensifié les attaques contre la liberté d'expression, en renforçant la législation et en poursuivant en justice un nombre croissant de journalistes et de militants. En sont la preuve les cas fortement médiatisés des journalistes de Reuters Wa Lone et Kyaw Soe Oo, vraisemblablement piégés fin 2017 alors qu’ils enquêtaient sur un massacre de Rohingyas, ou encore de la troupe de comédiens satiriques Peacock Generation, dont trois membres ont été condamnés en 2019 à six mois de prison pour avoir critiqué l’armée birmane, en costumes militaires et en musique.
Un programme fondé sur la continuité
Un autre combat de la LND a régulièrement fait la Une des médias : la promesse faite durant la campagne d’amender la Constitution afin de réduire l’influence de l’armée en politique, en vain. La dernière tentative de début 2020 a vu une liste de 114 amendements rejetée, sans surprises, au Parlement national. Seuls quelques amendements mineurs ont été acceptés. En revanche, cette liste représente une sorte de programme pour la LND, et il est attendu que le parti fasse campagne en mettant ces éléments en avant.
Autres objectifs annoncés du manifeste électoral de la LND pour 2020, faire enfin avancer le processus de paix, un objectif souligné dans le discours d’ASSK lors de la clôture de la quatrième session de la Conférence de Panglong du 21ème siècle, et réaliser la mise en place de l’état de droit. « Nous n’avons pas complètement réussi ces cinq dernières années », explique Monywa Aung shin, l’un des porte-paroles du parti, « mais l’état de droit et la paix ne peuvent pas se mettre en place rapidement. Cela prend du temps ».
Pour parvenir à ses fins, ASSK a annoncé vouloir faire signer l’Accord National de Cessez-le-feu (ANC) aux derniers groupes armés ethniques qui s’y refusent encore, prolonger les discussions avec les signataires, et mettre en place les quelques accords signés lors des précédentes Conférences de Paix.
La reprise de l’économie suite au ralentissement dû à la pandémie de Covid19 figure également parmi les principaux points du programme. La LND y précise que son futur gouvernement souhaite apporter un soutien aux petites et moyennes entreprises, « la moelle épinière du secteur des affaires ».
Le programme annonce également un budget accru pour le secteur de la santé, de l’agriculture et de l’éducation, et la réduction de la pauvreté, identifiée comme « menace pour la dignité humaine ». A noter, la volonté d’intégrer l’armée et les services de défense sous le joug du pouvoir exécutif.
Peu de nouveauté dans les candidatures
ASSK et le Président du pays, U Win Myint, se présenteront aux élections comme candidats à la Chambre basse du Parlement national. La Dame est inscrite dans la circonscription de Kawhmu, et le chef de l’état est enregistré dans celle de Tarmwe, tous deux dans la région de Yangon. Tin Oo, autre figure historique du parti, ne sera pas candidat.
Sur plus de 1 000 candidats choisis par le parti, 80 % sont des parlementaires en exercice depuis 2015. Un choix qu’ASSK justifie en expliquant se baser sur des leçons apprises depuis les élections de 1990, en donnant la priorité à la « loyauté » et « l’expérience » lors de la sélection des candidats. Le vice-président du parti, Zaw Myint Maung, a déclaré que les femmes représentaient 20 % des candidats du parti, contre environ 13 % en 2015.
La LND présentera également au moins deux candidats musulmans, Daw Win Mya Mya et Ko Sithu Maung, tous deux anciens prisonniers politiques. Ils feront campagne dans les régions de Mandalay et de Yangon. Le parti n’avait choisi aucun candidat musulman aux élections de 2015. Zaw Myint Maung a ajouté que les agriculteurs représentaient 12 % des candidats.
Le PUSD, adversaire principal de la LND
Le Parti de l’union, de la solidarité et du développement (PUSD), que l’on pourrait qualifier aujourd’hui « d’opposition », est fondé par le Président d’alors, U Thein Sein, le 8 juin 2010, quelques mois avant les élections. Il prend la suite de l’Association pour la Solidarité et le Développement de l’Union, un organe gouvernemental mis en place par le régime militaire en 1993 dans le but d’entamer une transition politique vers un système moins dictatorial.
Après sa victoire aux élections parlementaires de novembre 2010, en l’absence de la LND, le PUSD est donc au pouvoir lors de la période d’ouverture du pays à l’international, dès 2011. U Thein Sein et sa politique de changement sont perçus plutôt favorablement à l’étranger comme dans le pays.
Un sentiment qui ne se reflète cependant pas dans les urnes. La défaite du parti aux élections de 2015, avec ses 8.4% de sièges obtenus au Parlement national, en a fait le deuxième parti principal du pays, et le troisième acteur politique en réalité ; en effet, derrière la LND, c’est l’armée qui possède le plus de sièges, avec ses 25% de sièges parlementaires réservés d’après la Constitution. Suite au vote, U Thein Sein quitte la présidence du Parti en 2016 au profit d’U Than Htay, tout en en restant membre.
Une autre figure historique du parti a fait parler d’elle récemment : Thura Shwe Mann, ex-porte-parole du Parlement national et président du PUSD entre 2013 et août 2015. Candidat potentiel à la présidence en 2015, il s’est finalement fait renvoyer du parti à cause de tensions avec U Thein Sein. Il a depuis monté son propre parti, l’Union Betterment Party, mais ne sera pas candidat en novembre.
« La Birmanie d’abord »
Très peu d’informations sont disponibles concernant le programme électoral du PUSD. Son axe majeur est l’unité nationale et la défense des intérêts du territoire. La Constitution est considérée comme immuable et encadre les politiques du parti ; il n’y a aucune volonté de modification. Liberté religieuse garantie, lutte pour la longévité et la forme physique, préservation des caractéristiques culturelles nationales, droits des agriculteurs protégés : le programme présenté sur le site internet du parti, très court, ne rentre pas dans les détails.
De nos jours, les liens entre le PUSD et l’armée sont flous. Dans l’esprit des électeurs, en revanche, le parti reste fortement associé à la Tatmadaw – l’armée régulière birmane - le contexte de sa création étant largement connu. Une récente déclaration d’U Thein Sein renforce cette association, puisque d’après lui, un bon candidat du PUSD doit avoir de l’amour pour sa famille et pour … l’armée. Cette image publique peut être perçue comme rédhibitoire pour une partie de l’électorat, tout en renforçant sa base, composée de membres et soutiens de l’armée.
U Thein Sein a récemment annoncé son soutien à la campagne du PUSD, et son portrait a été affiché sur un panneau publicitaire dans le canton de Tarmwe, à Yangon, aux côtés de celui d’U Than Htay. Ce dernier se présente comme candidat pour un siege à la Chambre basse du Parlement dans la circonscription du canton de Zayarthiri, à Nay Pyi Taw.
Des négociations seraient également en cours entre le PUSD et des partis ethniques afin de créer des alliances, d’après une conférence de presse du parti à son quartier général le 18 août. Ces discussions auraient amené le PUSD à ne pas présenter de candidats dans 27 circonscriptions, afin de laisser la place aux partis ethniques, sans dévoiler encore lesquels. Une stratégie déjà mise en place dans l’état de Shan en 2015 et qui avait permis au PUSD de remporter le scrutin dans cette état.
Sur les 1 129 candidats restants, 88 sont des officiers militaires à la retraite, et 14 sont d’anciens ministres. Le parti a également mis l’accent sur le renouvellement de ses rangs : 495 candidats seulement s’étaient déjà présentés en 2010 et en 2015. Le parti s’était également fixé un objectif de 30 % de candidats de genre féminin, mais n’en présente finalement que 10 %.
Un « challenger » ambitieux
Le parti a récemment déclaré être confiant pour le résultat des prochaines élections. Officiellement, il espère et obtenir suffisamment de voix pour former un gouvernement et présenter U Than Htay comme candidat à la présidence. Avec 25 % des sièges au Parlement alloués aux parlementaires nommés par les militaires, le PUSD n'aurait besoin que de gagner 26 % des sièges restants pour pouvoir choisir, et élire, un président, et ainsi former un gouvernement.
Début juillet, Nandar Hla Myint, porte-parole du parti, a argumenté qu'après plus de quatre ans de gouvernement LND, les électeurs en avaient vu assez pour pouvoir comparer avec le leadership du PUSD. En 2018, il déclarait que la LND « n’a pas l’expérience nécessaire » pour diriger un pays. Il a ajouté que si le public donnait au PUSD la chance de revenir au pouvoir, le parti serait prêt à servir la nation, en améliorant l’économie, en augmentant les revenus de la population, en instaurant la paix et la stabilité et en établissant une union démocratique fédérale.