Arrivé à Berlin en 1992, Renaud de Gambs a été aux premières loges de la réunification allemande, et a fait le constat qu'aucun des deux modèles économiques prédominants ne fonctionnait réellement. Visionnaire et passionné, il porte depuis plus de 20 ans des projets d’exploration d’autres pistes, une troisième voie qui dessine les contours d’un futur plus radieux, humain et durable.


À la découverte de l’autre côté du rideau de fer
Comme beaucoup de Français de sa génération, Renaud a grandi dans un monde essentiellement coupé en deux, avec la peur que quelqu'un appuie sur le bouton rouge. Et quand cet événement extraordinaire, la chute du mur, s’est produit, il n'avait qu’une envie : aller se rendre compte par lui-même de ce qu’il se passait dans l’après-guerre froide. Parce que même si on lui a répété que l’idéologie communiste, c’était le mal, et que le capitalisme avait tout compris, il n’est vraiment pas convaincu.
Renaud fait ses premiers pas en Allemagne à Munich en 1990, où il finit ses études puis travaille dans un cabinet d’avocats. Mais ça n’est qu’une étape sur la trajectoire qu’il a en tête : explorer le modèle de l’ex-RDA.
La réunification de l'Allemagne avec la fusion de deux zones, deux cultures, deux économies, c’était un chantier incroyable. Et Renaud, arrivé à Berlin fin 1992, est aux premières loges : il travaille au Ministère Fédéral des Finances, à l'office de privatisation de l'Allemagne de l'Est. Pendant quatre ans, il sillonne l’Allemagne, visite les anciennes usines. "J'avais un poste d'observation extraordinaire pour vraiment assister et participer à la transformation de l'économie est-allemande et à son intégration dans le système économique ouest-allemand. C'était absolument fascinant" se souvient-il.
Il se forme au système comptable de l’ex-RDA, pour mieux comprendre le fonctionnement des sociétés qu’il va contribuer à sauver. Ou du moins tenter.
Effectivement, le système ouest-allemand est arrivé comme un rouleau compresseur qui a démoli beaucoup de choses sur son passage. Mais la RFA, on l'oublie ou on ne le sait pas, a investi 800 milliards de Deutsche Mark dans la réunification allemande.
Malgré tous les efforts et les investissements, le constat est amer : les sociétés n’ont aucun contrôle sur leur production, leur comptabilité, leur marketing, et ne sont pas équipées pour l’économie de marché. La plupart ne survivront pas. “Beaucoup d’Est-Allemands se sont sentis volés, floués, trompés, et ont été déçus par la réunification”, rappelle Renaud.
Cette expérience, riche et intense, lui confirme que si le capitalisme n’est pas la panacée, le socialisme ne fonctionne pas non plus.

Chaussee 36, le prototype d’une économie collaborative
Fort de ses observations, Renaud commence à dessiner les contours d’une économie différente. Une troisième voie, plus juste, plus équilibrée, plus vertueuse. Un écosystème, avec des activités rentables capables de financer celles qui le sont moins. Cette vision, il a envie de l’expérimenter concrètement. Et pour cela, il faut un concept, et un lieu.
La photographie joue un rôle central dans sa vie. Il s’y intéresse dès l’âge de 11 ans, et cette passion ne le quittera plus. Jeune adulte, il se fait une promesse : “Je me suis dit que le jour où j'aurai la possibilité de le faire, je créerai un lieu qui accueille des photographes et qui puisse les exposer parce que c'est très dur pour un jeune photographe d'avoir une visibilité.”
En 2005, alors qu’à Berlin un pâté de maisons coûte encore le prix d’un deux-pièces parisien, Renaud fait l’acquisition d’une ancienne caserne. Le chantier est immense car tout est à transformer, mais c’est vraiment l’endroit pour le faire. Berlin offre alors un terrain d’expérimentation unique.
C’était la seule capitale européenne où on avait l'opportunité d'avoir un impact direct sur le paysage urbain. Un individu ne peut pas, en France, transformer une ville ou participer à la transformation d'un quartier. C'est très compliqué. À Berlin, c'était possible.
Le projet intrigue. À contre-courant de la spéculation et du tout-démolition, Renaud s’entête à préserver l’âme du lieu, à conserver l’existant, faisant du projet un véritable manifeste contre l'obsolescence programmée (son cheval de bataille) et la consommation de masse. Cette approche suscite l’incompréhension de nombreux artisans et architectes, plus habitués à éradiquer les traces du passé qu’à réutiliser et sublimer.

Faute d’adhésion, il va d’ailleurs finir par faire lui-même bien plus que prévu. Il se forme en autodidacte, entouré de centaines de livres d’architecture et de design (la bibliothèque monumentale de la salle d’exposition en est aujourd’hui le témoin). “J’ai appris sur le tas à réaliser des espaces en commençant d'abord par les volumes et puis ensuite, au fur et à mesure, la technique, les plans électriques, la ventilation, la plomberie, tout.” Un projet en immersion totale, passionnant, exigeant, qui va l’avaler pendant près de six ans.
Tous ces efforts portent leurs fruits. Chaussee 36 est un écosystème à part entière : des centaines de pièces rénovées en conservant un maximum de matériaux d’origine, un lieu d’exposition, une maison d’édition de livres d’art, des espaces événementiels et des suites dont l'activité permet de financer l'ensemble.
Veritas, une autre manière d’habiter le monde
La taille de Chaussee 36 limite de fait son potentiel, mais le projet pilote a rempli son objectif de laboratoire créatif. Et renforcé Renaud dans l’idée que ce type d’initiative doit être amplifié.
C'est la solution à beaucoup de problèmes qu'on a en Europe. Si c'était expérimenté à une plus grande échelle, ça permettrait d'avoir un impact positif, et ça soulagerait les gouvernements.
Porté par cette conviction, et inspiré par les 17 Objectifs de développement durable des Nations Unies — véritable feuille de route face aux enjeux climatiques, sociaux et économiques — Renaud se met en quête d’un nouveau terrain d’expérimentation.
C’est à Wittenberge, à 1 h de Berlin et Hambourg, que la vision change de dimension. Épargnée par les bombardements, la ville conserve un patrimoine architectural rare, notamment de nombreux immeubles Art nouveau. Mais elle porte surtout l’empreinte d’une histoire industrielle majeure, incarnée par un site emblématique : l’ancienne usine Singer.

Fondée en 1903, l’usine a successivement incarné la mondialisation avant l’heure avec cette marque américaine sur le sol allemand, la production planifiée sous la RDA — où elle prend le nom de Veritas — puis la désindustrialisation brutale de l’après-réunification. Un concentré d’histoire économique européenne, désormais en friche.
Avec ses 160 000 m², voilà un beau terrain de jeu, à la hauteur du nouveau challenge de Renaud : la réhabilitation complète et le développement du site. Un projet d'envergure, avec un budget à l'avenant : 250 millions d’euros.
On va pouvoir expérimenter et avoir un projet pilote européen pour montrer comment non pas réindustrialiser parce que ce n'est pas possible, mais revitaliser des friches industrielles et avoir un cas d'école concret sur l'architecture durable et sur l'économie circulaire.
Veritas pousse plus loin l’expérimentation amorcée avec Chaussee 36. L’idée n’est pas seulement de rénover un site, mais d’y faire cohabiter habitat, travail, création et services du quotidien, dans un périmètre où tout reste accessible à pied ou à vélo. Énergie renouvelable, partage des ressources, circuits courts, mutualisation des espaces : le projet intègre dès sa conception des questions très concrètes — comment se chauffer, se déplacer, produire, consommer — pour tester, à l’échelle d’un quartier (enfin, d'une mini-ville), des solutions applicables ailleurs.
Et ce n'est pas juste un observatoire, ni un exercice stylistique. C'est une nouvelle façon de vivre et de travailler ensemble. À terme, le site devrait accueillir entre 2 500 et 3 000 personnes : artistes, artisans, entrepreneurs. Les loyers seront plafonnés pour éviter les dynamiques d’exclusion observées dans des villes comme Berlin, devenues inaccessibles pour beaucoup. Sans oublier le fil rouge de la photographie, avec le plus grand espace d'expo photo d'Europe.
Le tout financé par des hôtels, restaurants, salles de conférences... Ou comment transformer un héritage industriel en un Urbanotop : un espace de vie, de travail et d’expérimentation où l’on teste, en conditions réelles, des modèles plus durables, plus humains, et réplicables à encore plus grande échelle.
Berlin, le luxe de la liberté
S’il partage aujourd’hui son temps entre Berlin et le Luxembourg, Renaud reste profondément attaché à la capitale allemande. C’est ici qu’ont pris forme ses projets, et ici aussi qu’il a construit sa famille franco-allemande. Berlin n’est pas seulement un point d’ancrage. La ville a nourri sa manière de penser l’espace, le temps et le luxe.
Le luxe, ça n'a rien à voir avec l'argent ou avec les marques. Le luxe, c'est d'avoir du temps pour faire les choses qu'on aime avec les gens qu'on aime. Et pour ça, il faut un lieu, et de l’espace.
L’espace, justement, ce n’est pas ce qui manque ici : la ville est neuf fois plus étendue que Paris, pour une densité de population environ cinq fois inférieure, et ça change tout pour la qualité de vie. Une ville verte et bleue, ponctuée de parcs et de lacs, où l’on peut nager à vingt minutes du centre, l'activité favorite de Renaud quand il ne travaille pas. Un paradis en été, un peu moins en hiver — même si le climat évolue et que les longs mois de gris plombant appartiennent de plus en plus au passé.
Mais au-delà de l’espace physique, c’est aussi l’espace social que Renaud souligne : "L'autre aspect positif de Berlin, c'est cette mixité sociale. C'est une ville complètement et parfaitement cosmopolite, où les gens sont extrêmement tolérants."
Un patchwork de communautés, d’ailleurs il n’existe plus vraiment de majorité. Une mixité sociale et culturelle que Renaud admire et apprécie. Une ville où des personnes de tous âges, de tous milieux et de toutes formations se croisent, nagent l’été, dansent le soir, fréquentent les musées. L'incarnation du vivre ensemble.
Cette liberté a son revers. Le fonctionnement administratif de Berlin reflète aussi ce “laisser-vivre” : une gouvernance fragmentée, héritée des accords de réunification, qui complique toute vision urbaine d’ensemble. Renaud constate un certain manque de cadre, propice aux spéculations et aux occasions manquées en matière d’urbanisme, mais sans s'y attarder. La ville n'est pas parfaite, ça fait partie de son charme.
Quant aux Berlinois, il balaie les clichés sans ambivalence. Non, ils ne sont pas froids. Plus réservés peut-être, mais francs, fiables et profondément hospitaliers. Une pudeur d'émotions qui cohabite avec une grande liberté des corps et des modes de vie.
Berlin reste pour lui un lieu fascinant, loin du modèle typique allemand. Un terreau fertile pour l'expérimentation, qui attire ceux qui ont envie de vivre autrement, un peu hors des circuits habituels, d’une manière plus intuitive.
Pour moi, l’intuition doit être mise au service de l’entendement pour pouvoir comprendre la société dans laquelle on est et les gens autour de soi.
Une phrase qui illustre parfaitement à la fois son rapport à Berlin et l'intention derrière les projets qu’il y développe.
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