Édition internationale

« Transmettre le fugitif » à la 13e biennale d'art contemporain de Berlin

La 13e biennale d'art contemporain de Berlin a débuté samedi 14 juin, et courra jusqu'au 14 septembre. La commissaire Zasha Colah et son adjointe Valentina Viviani ont investi quatre lieux de la capitale - mêlant institutions culturelles reconnues avec un palais de justice abandonné et un théâtre reconverti en lieu d'exposition pour l'occasion. Ces lieux accueillent les œuvres d'une soixantaine d'artistes de tous horizons, autour d'un thème, « Transmettre le fugitif » (Das flüchtige weitergeben), habité par un animal, le renard.

Installation de Sawangwongse Yawnghwe dans le cadre de la biennale de BerlinInstallation de Sawangwongse Yawnghwe dans le cadre de la biennale de Berlin
Sawangwongse Yawnghwe, Joker’s Headquarters. Gesamtkunstwerk as a Practical Joke (C’est le Premier Vol de L’Aigle), vue d'installation, 13e Biennale de Berlin, KW Institute for Contemporary Art, 2025. © Diana Pfammatter, Eike Walkenhorst
Écrit par Pénélope Le Mauguen
Publié le 18 juin 2025, mis à jour le 20 juin 2025


Une manifestation satirique



« Jokes produce freedom, freedom produces jokes » (les blagues produisent la liberté, la liberté produit des blagues) : cette phrase, inscrite en lettres capitales noires et rouges sur une toile géométrique, surplombe le grenier du KW Institute for Contemporary Art. Elle fait partie d'une installation complexe de l'artiste birman Sawangwongse Yawnghwe, qui occupe tout le dernier étage du musée. Nous voici dans l'antre du Joker, qui hait le capitalisme et les entreprises d'armement qui soutiennent Batman. D'immenses draps blancs, illuminés en rouge vif par des spots, descendent du plafond vers le sol. On peut y lire ce qui ressemble au menu d'un restaurant italien. Sauf qu'en primi, nous avons le choix entre quarante entreprises d'armement, et en secondi, entre les quarante pays qui ont le plus dépensé pour la défense en 2023. Difficile de compter sur le dessert pour adoucir ce menu peu digeste : à la carte des dolci, une vingtaine de grandes banques privées et internationales.

 

L'installation donne le ton de la 13e biennale d'art contemporain de Berlin, dans laquelle satire, burlesque et absurde se renvoient la balle entre les différents espaces d'exposition. La commissaire Zasha Colah, spécialiste de l'art en temps de crise, défend dans cette biennale le concept curatorial de fugitivité, qui correspond à la capacité de l'art à établir ses propres lois en défiant les structures oppressives. L'humour et la satire sont autant de stratégies permettant aux artistes de contourner les obstacles de systèmes répressifs.

 

Zasha Colah rassemble ces différentes stratégies en un verbe, « foxing », dérivé du mot anglais « fox » (renard). L'animal est d'ailleurs omniprésent dans cette Biennale, prenant ses quartiers dans les espaces d'expositions et sur le site Internet officiel. Le foxing, c'est cette idée d'évasion et de résistance, qui s'incarne en ruse et en humour, pour transmettre l'art. La commissaire donne un exemple d'humour rattaché à ce concept : un des artistes exposant, Htein Lin, s'est un jour trouvé face à un tribunal birman tenu par la junte militaire. On lui lit, ainsi qu'aux autres prisonniers innocents, des peines de prison absurdement longues. Les condamnés éclatent alors de rire, et se félicitent mutuellement, « 15 ans, bravo ! ». Les gardes sont décontenancés, et l'ordre est perturbé par cet humour qui ouvre un espace de liberté dans des conditions pourtant extrêmement restrictives.
 

 

Des chapeaux pointus fait en journaux portant sur la révolution égyptienne de 2011
Huda Lufti - The Fool's Journal (2013-2014), au KW Institute for Contemporary Art. Ces chapeaux pointus ont été créés à partir de journaux racontant le soulèvement populaire égyptien de 2011, et furent à l'époque exposés au Caire © Pénélope Le Mauguen


 

Des œuvres créées dans des contextes d'oppression
 


C'est d'ailleurs dans une prison birmane que Htein Lin a créé sa performance The Fly, dont une version filmée datant de 2009 est installée au rez-de-chaussée du KW Institute for Contemporary Art. Assis nu et attaché sur une chaise, l'artiste suit des yeux une mouche, jusqu'à synchroniser ses mouvements et expressions avec son bourdonnement. Brusquement, il pivote, attrape la mouche et l'avale. Miraculeusement libéré de ses entraves, il se lève puis imite les déplacements erratiques de la mouche, harcelant le public. Le prisonnier a absorbé la force qui l'oppressait.



Lui faisant face de l'autre côté du hall, un second écran nous montre sa partenaire de performance, Chaw Ei Thein, grimée en mouche brûlée, se contorsionnant en grimaçant de détresse. Intitulée Scorched Fly (Mouche Brûlée), la performance est créée en 2022, en soutien et hommage à Htein Lin, à nouveau condamné à une peine de prison par la junte militaire birmane.



Encadrant cette seconde performance, des fleurs, peintes ou capturées par huit artistes en exil ou devant se cacher, chacun et chacune en réponse à un contexte historique et régional propre. L'étude des fleurs est considérée comme une pratique secondaire, passive et non controversée, mais dans ces cas précis, elles symbolisent également le besoin urgent de continuer à créer, même dans des circonstances difficiles et s'imposent parfois comme un moyen de résistance. Le choix de ces œuvres, réalisées le plus souvent dans des contextes très éloignés des institutions culturelles, témoigne de l'intérêt de la commissaire Zasha Colah pour la création artistique dans des espaces tels que la prison, la rue ou encore le marché.


 

Le burlesque et le grotesque au cœur de la Biennale

 

Un homme trébuche dans la rue sous les yeux des passants
Akademia Ruchu, Potknięcie [The Stumble], 1977, video still © Akademia Ruchu



Aux étages intermédiaires du KW Institute for Contemporary Art, on retrouve le burlesque et le grotesque revendiqués par Zasha Colah dans une interview au Tagesspiegel. On peut y voir de jeunes Polonais trébucher devant le siège du Parti communiste, alors qu'il n'y a pas d'obstacle sur la chaussée, sous l’œil de passants surpris et d'une discrète caméra. Réalisée par les membres de l'Akademia Ruchu dans les années 1970, la performance se rapporte à la tradition burlesque et au théâtre de l'absurde pour protester contre l'autoritarisme de l'Etat.

 

On y croise également des dessous féminins détournés par des collectifs d'artistes femmes, de l'Argentine à la Birmanie, pour dénoncer des propos ou croyances misogynes, tout en critiquant plus largement la corruption et les violations de droits humains perpétrés par les régimes de ces deux pays. Ainsi en va-t-il du mouvement Panties for Peace birman, qui s'appuiera à la fin des années 2010 sur une croyance populaire misogyne répandue en Birmanie - qui veut qu'un homme perde sa force s'il entre en contact avec des dessous féminins, pour envoyer des colis contenant lesdits sous-vêtements par centaines aux ambassades birmanes à travers le monde.

 

De l'autre côté de la pièce, un soutien-gorge géant, sans corps, créé par le collectif argentin Las Chicas del Chancho y el Corpiño en 1995, vient dénoncer les « disparitions » d'opposants politiques, tout en se moquant d'un gouverneur provincial qui déclarait, dans le contexte de la crise économique, qu'il fallait « bomber le torse ». En couleur et avec une bonne dose d'humour, les artistes de la Biennale résistent, dénoncent, et recréent de la liberté là où on ne s'y attend pas.


 

Un soutien gorge géant et blanc est exposé, avec une pancarte entre les deux bonnets
Kikí Roca, Las Chicas del Chancho y el Corpiño, El Corpiño [The Bra], 1995/2025,  vue d'installation, 13e Biennale de Berlin, KW Institute for Contemporary Art, 2025  © Pénélope Le Mauguen



L'histoire de Berlin à la Sophiensæle
 


En suivant l'itinéraire proposé par la Biennale, qui imagine les déambulations d'un renard entre les différents lieux d'exposition, tous situés dans un périmètre relativement restreint au centre de Berlin, le visiteur arrive à la Sophiensæle, théâtre centenaire qui fut successivement un syndicat d'artistes accueillant vaudevilles, théâtre yiddish et piste de bowling, puis un camp de travail forcé à partir de 1933, avant d'être reconverti par l'Allemagne de l'Est en atelier pour le théâtre Maxim Gorki, jusqu'à devenir ce lieu artistique indépendant. Les œuvres qui y sont présentées font écho à cet héritage multiple, notamment la sublime installation sonore de Luzie Meyer, qui mélange numéro de claquettes avec ses notes prises lors de débats au Sénat allemand ou lors d'ouvertures d'expositions.

 

Plongées dans une pénombre qui siérait mieux à un renard qu'aux yeux humains , et illuminées fugacement par de doux spots lumineux, les œuvres de la salle principale apparaissent et disparaissent, incarnant à nouveau cette idée d'éphémère et de fugitivité. Au fond de la salle, l'hilarante performance The Beggars' Convention de Major Nom renoue avec la satire, en se moquant férocement de l'activisme fainéant (slacktivism), du secteur du développement international et du durcissement des lois anti-immigration dans de nombreux pays occidentaux.

 

La piste du renard nous emmène ensuite dans une aile de la Hamburger Bahnhof, également plongée dans la pénombre. Sur les murs noirs, des paysages anatoliens peuplés de silhouettes humaines et de renards sont esquissés à la craie par l'artiste Larissa Araz. Celle qui s'intéresse aux évènements passés, niés et oubliés des récits officiels s'arrête sur le changement de nom officiel du renard roux kurde en 2005, passant de Vulpes Vulpes kurdistanica à Vulpes vulpes. Pour les autorités turques, son premier nom menaçait l'unité nationale du pays. Cette fois-ci, l'absurde est du côté de l’État répressif.


 

Un paysage dessiné à la craie blanche sur fond noir, avec une file de silhouettes humaines et plus bas, un renard les regardant
Larissa Araz - "And Throught those hills and plains by most forgot, And by these eyes not seen, for evermore". Le renard roux kurde regarde des silhouettes humaines sur les murs de la Hamburger Bahnhof © Pénélope Le Mauguen



La légalité, l'illégalité et l'art en question dans un ancien palais de justice
 


Tous les deux ans depuis 1998, la tradition veut que la Biennale de Berlin s'installe dans un ou des lieux inconnus, et les détourne de leur fonction initiale pour les ouvrir à l'art. Cette année, Zasha Colah a décidé d'investir le Palais de justice de l'ancien centre de détention militaire du Nord, situé à l'ouest de Moabit. Karl Liebknecht, cofondateur du parti communiste d'Allemagne aux côtés de Rosa Luxemburg, y fut jugé en 1916 pour avoir participé à une manifestation anti-guerre. Sur les murs, des traces de balles sont encore visibles, probables témoins des batailles acharnées que se livrèrent la Wehrmacht et l'Armée Rouge en 1945. Puis, le bâtiment fut utilisé par le tribunal de district du Tiergarten, jusqu'à son abandon en 2012.

 

La décrépitude y est palpable, et les pièces ayant autrefois accueilli les bureaux sont moroses. Dans ces conditions, chaque œuvre présentée s'ancre profondément dans l'histoire et la fonction initiale du lieu, et l'ensemble questionne les notions de légalité, d'illégalité, et de l'art comme remise en question de cette binarité. Dans l'ancien local des gardiens du site, au rez-de-chaussée, l'artiste Anna Scalfi Eghenter a orchestré une tempête de pamphlets rouge vif de Karl Liebknecht. Dans la salle suivante, l'artiste les réinvente en les adaptant à notre époque : sur six écrans collés les uns aux autres défilent des slogans critiques du marché financier mondial.

 

 

Vue de l'ancien palais de justice de Moabit
Ancien Palais de justice de Lehrter Straße, 13e Biennale de Berlin, 2025 © Raisa Galofre



Au fil des salles, on trouve des œuvres traitant du génocide des peuples Herero et Nama perpétré par l'ancien Empire allemand, de l'héritage sanglant du colonialisme en Afrique du Sud, de la « justice au bulldozer » en vigueur en Inde, permettant de déclarer des bâtiments illégaux et de les détruire, ou encore des poursuites pour diffamation de l'armée allemande engagées contre deux dadaïstes en 1920.

 

Chacune d'entre elle revient sur un procès inique, un verdict contestable, qui a protégé et justifié l'injustice, ou sur des crimes qui n'ont jamais donné lieu à des procès. La question de la nature comme sujet de droit, face à sa destruction causée par les humains, est implicitement posée par le collectif d'artistes et de chercheurs kazakh Artcom Plaform, qui s'interroge au sujet du lac Balkhash au Kazakhstan : « Comment écouter la souffrance de l'eau ? Comment la faire voir ? ». Dans une installation vidéo, c'est donc le lac lui-même qui prend la parole, et raconte aux visiteurs les différentes attaques dont il fait l'objet, notamment un projet de centrale nucléaire sur ses rives.


 

Malgré la gravité des sujets abordés au sein de l'ancien palais de justice, la 13e Biennale de Berlin n'en perd pas son mordant, et la majorité des œuvres fait encore preuve de cet humour parfois absurde, parfois cynique, mais toujours libérateur. Dans cette stratégie de « foxing » défendue par Zasha Colah et Valentina Viviani, les artistes et leurs œuvres créent leurs propres lois, et l'acte est d'autant plus fort qu'il prend place dans un lieu de justice qui accueillit pourtant des procès iniques. Les deux commissaires se questionnent : le geste d'empêcher la police secrète de brûler des dossiers ou celui de sauver un lac représentent peut-être les revendications artistiques de notre époque.

 

Informations pratiques :
 


De nombreuses performances et événements auront lieu pendant la Biennale. Tous les détails sont à retrouver sur ce calendrier.





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