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Hors normes et Thaïlandais malgré tout !

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Écrit par Eric DESEUT
Publié le 26 février 2019, mis à jour le 26 février 2019

Eugénie Mérieau a publié fin 2018 son nouvel essai "Les Thaïlandais - Lignes de Vie d'un Peuple". Les héros de ce roman national sont le poil à gratter de la société siamoise. Sans complexes, ils débarrassent leur pays de ses faux nez.

Amateurs de cartes postales mielleuses, continuez à sourire et passez votre chemin. Expatriés bercés par la gentillesse des Thaïlandais, retenez l’indignation qui vous gagne parfois face aux visions plus amères, trop vite perçues comme un dénigrement de votre si confortable pays d’accueil. 

Chercheuse en sciences politiques, Eugénie Mérieau (1) assume cette fois le rôle d’un metteur en scène. Elle use de différentes focales pour tantôt prendre du recul, tantôt se concentrer sur des expériences particulières, tout en diversifiant les perspectives. En alternant dialogues roboratifs et évocations de figures hautes en couleur, son scénario évite les limbes de l’abstraction pour proposer en 150 pages une sociologie à chaud. 

La parole de personnalités thaïlandaises est privilégiée. Ces acteurs choisis se distinguent par leur regard décalé ; fruit de racines régionales, d’un engagement intellectuel, de lignes de vie ou de parcours professionnels spécifiques. La chanteuse de molam Rasmee Warranta, qui “fait encore et encore l’expérience du mépris”, et l’écrivain Pu Kradat évoquent de concert la mélancolie de l’exil forcé des gens d’Issan. Si ce dernier désespère de voir la société thaïlandaise changer en profondeur à moyen terme, un entrepreneur social de Surin prend le taureau par les cornes et ambitionne de révolutionner l’agriculture grâce à l’économie digitale. Anukun Saipeth s’inquiète notamment de l’hégémonie d’un riz jasmin trop sucré dans une société vieillissante menacée par le diabète et l'obésité. "Aujourd’hui, il faut se poser la question des adaptations nécessaires de notre culture du riz en fonction des besoins sociaux actuels, dans chaque région", assène ce jeune passionné de 27 ans.

Au fil des pages, toutes ces visions s’enchevêtrent pour tisser une fresque de la Thaïlande d’aujourd’hui. En échos aux témoignages venus de l’Issan, c’est depuis la capitale qu’une économiste élargit la perspective. Pasuk Phongphaichit rappelle "qu’en 2011, Bangkok, avec 17 % de la population, a reçu 72 % de l’ensemble des dépenses publiques alors que le Nord-Est, plus pauvre, concentrant plus d’un tiers de la population du royaume, n’a bénéficié que de 6 % de ces dépenses". Aussi renommée qu’indépendante d’esprit, la professeure de l’université Chulalongkorn a refusé à plusieurs reprises d’exercer des postes de conseillère auprès des gouvernements militaires. Elle ne manque pas de souligner les cruciales contradictions d’une classe moyenne progressiste jusqu’à la fin du XXe siècle. Plus frileuse, celle-ci s’inquiète aujourd’hui de la corruption, mais est "également peu disposée à soutenir l’État de droit, craignant que {sa} position privilégiée ne s’en trouve menacée". "Surtout, nombre d’entre eux craignent la démocratie parce qu’ils ne croient pas réellement en l’égalité".

Du poil à gratter au grain à moudre

Les Occidentaux tentés par l’aventure entrepreneuriale pourront s’étonner des propos de l’industriel high-tech Nopporn Suppipat. Exilé en France, tout en étant "fier d’être Thaïlandais", Nopporn vante à rebours les qualités de l’hexagone où il est "beaucoup plus facile d’être entrepreneur qu’en Thaïlande". État de droit oblige.

Quant aux simples flâneurs, attentifs aux paysages qui s’offrent quotidiennement au regard ; ils étancheront leur curiosité en croisant par exemple les remarques de la professeure d’urbanisme Niramon Kulsrisombat et de l’intellectuel du bouddhisme Sulak Sivaraksa. 

Niramon indique que "la notion d’espace public n’existe pas en Thaïlande". De son côté, Sulak fustige le trafic d’indulgences, autrement dit l’achat de karma, et plus généralement le matérialisme qui gagne un bouddhisme souvent trop enclin à s’adapter à la société thaïlandaise contemporaine. Dès lors, face à l’afflux de quatre roues dans un centre-ville corseté de propriétés privées il n’est pas si surprenant que la bucolique quiétude de nombreux temples de Chiang Mai soit aujourd’hui bousculée par des aires de stationnement payant. Faute d’alternatives, ces lieux familiers de rassemblement de la population disposent seuls d’un espace conséquent. Sacré pragmatisme ! 

Bien qu’elle ne soit pas issue du texte d’Eugènie Mérieau, cette anecdote illustre comment chacun peut faire son miel de ce livre-outil. Si précieux pour gratter le vernis épicurien cher au secteur touristique, il permet d’appréhender pleinement le potentiel de fascination d’un pays singulièrement baroque.

Aux antipodes d’une critique dévalorisante, c’est en effet "une irrésistible fascination" que veut éveiller ou prolonger “Les Thaïlandais - Lignes de Vie d'un Peuple”. 

Bien sûr, comme tant d’autres le pays s’est construit sur "une sédimentation d’influences étrangères successives". S’il collectionne aujourd’hui tant de paradoxes et de contradictions c’est que ses alluvions émanent d’horizons aussi divers qu’éloignés : d’une antiquité hindoue au rock n’ roll américain en passant par le Moyen Âge khmer avant les présences européennes, chinoises et japonaises. "Mélanger des emprunts, c’est aussi inventer", note avec malice le premier intervenant, l’historien Thongchai Winichakul qui assume un exil choisi.

Tous les Thaïlandais ne se reconnaissent pas dans le moule officiel d’une identité nationale qui prétend amidonner des territoires aussi différents qu’un sud ethniquement malais, un Issan attaché au dialecte lao jusqu’aux hmongs karens ou lahu du Nord et leur rapport spécifique à la terre. Surtout quand croissance économique effrénée et révolutions technologiques des dernières décennies ont exacerbé les inégalités d’un ordre social traditionnellement pyramidal. Entre autosuffisance et ultra-consumérisme, dictature et démocratie, valeurs anciennes des cellules villageoises face au narcissisme de masse qui gagne, les Thaïlandais sont eux-mêmes désorientés. Ce n’est certes pas leur faire injure que d’essayer de mieux les comprendre à travers ces contradictions qui mettent la puce à l’oreille — et qu’ils sont ici les premiers à pointer du doigt. 


Les Thaïlandais, Lignes de vie d’un peuple. Eugènie Mérieau
Ateliers Henry Dougier © 2018

(1) Ancienne élève de la Sorbonne et de l’Institut d’études politiques de Paris, Eugènie Mérieau assume depuis 2017 une Chaire d’études constitutionnelles comparées à l’université de Göttingen (RFA). 
Avant la publication de sa thèse “ Le constitutionnalisme thaïlandais à la lumière de ses emprunts étrangers : une étude de la fonction royale” (Institut National des Langues et Civilisations Orientales), elle a notamment enseigné à l’université Thammasat de Bangkok. Ses publications concernant la Thaïlande sont disponibles ici.

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