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Eugénie Mérieau décrypte le mouvement des Chemises rouges

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Eugénie Mérieau (Photo Ghislain POISSONNIER)
Écrit par Ghislain Poissonnier 
Publié le 25 juillet 2013, mis à jour le 6 janvier 2019

Eugénie Mérieau est doctorante à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) de Paris. Elle est titulaire d’un Master en Sécurité Internationale de Sciences-Po Paris. Parlant thaï couramment, elle a été recrutée en 2010 par le King Prajadhipok’s Institute, un institut de recherche et de formation en administration publique placé sous la supervision du Parlement thaïlandais. Elle y a publié de nombreuses études en thaïlandais et en anglais, en politiques publiques et en droit comparé. Elle vient de publier Les Chemises Rouges de Thaïlande aux éditions Irasec. Pour LePetitJournal.com Bangkok, Ghislain Poissonnier l’a rencontrée.

Le Petit Journal.com : Comment est né le mouvement des Chemises rouges ?
Eugénie Mérieau :
Avant tout pour défendre Thaksin Shinawatra, alors Premier ministre, des attaques dont il était la cible à partir de 2005. A cette époque, les Chemises rouges n’étaient pas encore “rouges” ; vêtus de jaune, la couleur de Rama IX, les manifestants avaient pris l’habitude de nouer sur leur front des bandeaux portant l’inscription “nous aimons notre Roi”. Ils avaient adopté le même code vestimentaire que leurs adversaires, les Chemises jaunes. Le coup d’Etat du 19 septembre 2006 est venu changer la donne à mon sens. Indignés par la manœuvre, des anciens opposants à Thaksin ont rejoint le camp des Chemises rouges, devenu l’unique canal d’expression des antimilitaristes, tandis que la couleur jaune était progressivement abandonnée. C’est seulement à partir de 2007 que les Chemises rouges adoptent officiellement le rouge, dans le cadre de la campagne pour le “non” au référendum constitutionnel. C’est un échec, car en août 2007 est adoptée la nouvelle Constitution, texte contre lequel ils se (dé) battent encore aujourd’hui.

Ce mouvement des Chemises rouges s'inscrit-il dans la tradition politique thaïlandaise et si oui, comment ?
Les Chemises rouges se réclament des mouvements pro-démocratiques de 1973 et 1992. La frange la plus radicale du mouvement inscrit son combat dans la lignée de celui initié par le khanarassadon, groupe hétéroclite ayant mené le coup d’Etat de 1932 qui a participé au passage d’une monarchie absolue sous Rama VII à une monarchie constitutionnelle. Néanmoins, si l’on examine les trajectoires personnelles des acteurs du mouvement des Chemises rouges, on s’aperçoit qu’elles diffèrent peu de celles des acteurs du camp opposé. Les membres les plus expérimentés des deux camps ont vécu des expériences militantes similaires, notamment au sein du Parti Communiste Thaïlandais à la fin des années 70. C’est le cas de Thida Thavornseth, présidente de l’organisation des Chemises rouges et de Weng Tojirakan, son époux, ancien président de cette même organisation et actuel député du Phuea Thai, qui ont partagé leur camp de fortune avec Tirayuth Boonmee, maître à penser des Chemises jaunes.

Quel rôle a joué exactement Thaksin dans la création de ce mouvement et quel rôle joue-t-il toujours actuellement ?
Aussi incroyable que cela puisse paraître, le multi-millionnaire Thaksin Shinawatra est devenu en quelques années la figure du “Père du peuple”. Dès le début de son premier mandat, alors qu’il était menacé par la Cour constitutionnelle, Thaksin a cru bon de mobiliser ses partisans dans les campagnes pour lui servir de rempart. Au cours de son second mandat, mis en difficulté sur de nombreux dossiers par l’establishment, il décide de jouer le peuple contre les élites, et ce faisant, s’aliène ces dernières. J’aurais tendance à croire que c’est un concours de circonstances qui a mené le magnat des télécommunications à une telle popularité. Le même mécanisme est à l’œuvre dans la création des Chemises rouges : à la veille de la dissolution par la Cour constitutionnelle du parti Thai Rak Thai, les membres du parti créé par Thaksin ont reproduit le “schéma paternel” et exigé des Chemises rouges qu’elles se mobilisent contre la Cour. Le rôle de Thaksin est aujourd’hui toujours incontournable, car l’immense majorité des Chemises rouges lui voue une admiration sans bornes et milite pour son retour. Néanmoins, après les événements de 2010 (plus de 90 morts et 2000 blessés) et les prises de position supposées de Thaksin en faveur d’une amnistie pour les responsables de la dispersion des manifestations, une frange des Chemises rouges commence à se désolidariser de Thaksin.

Le carnet Les Chemises rouges de Thaïlande est en accès libre sur le site Internet de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (Irasec). Pour le télécharger, cliquez ici.

Qui compose le mouvement des Chemises rouges ?
Il faut ici différencier les participants et les sympathisants et ne pas oublier que le mouvement est une coalition opportuniste. Le mouvement est composé dans sa majorité de classes modestes et moyennes dans les villes et les campagnes. Le Nord-Est, le Nord et les plaines centrales sont d’importants foyers de Chemises rouges. Le Sud, traditionnellement démocrate et anti-Thaksin, est néanmoins la terre d’origine des principaux leaders du mouvement – Nattawut Saikuea, Jatuporn Prompan, Veera Musikapong, Kokaew Pikulthong et Thida Thavornseth. Thaksin est quant à lui originaire de Chiang Mai, dans le Nord. On ne peut donc pas uniquement affirmer que les Chemises rouges sont mobilisées par leurs chefs sur la base d’un clientélisme local ! Il est important de noter également qu’une partie de l’intelligentsia, à Bangkok mais aussi dans les grandes villes de province, a, depuis le coup d’Etat, développé des sympathies pour le mouvement. 

Y-a-t-il une ou des idéologie(s) politique(s) propre(s) aux Chemises rouges ?
A mon sens, les Chemises rouges ont, à la différence des Chemises jaunes, une idéologie simple et cohérente : l’absence de justice sociale serait la source des maux de la Thaïlande et la justice sociale ne pourra être mise en place que grâce à l’avènement d’une “véritable” démocratie électorale. Une révision de la Constitution de 2007 est ainsi demandée par les Chemises rouges. On peut dire que les Chemises rouges ont une lecture structuraliste là où les Chemises jaunes ont adopté un discours constructiviste d’individualisation des causes (“le problème majeur de la Thaïlande, ce sont les hommes politiques corrompus et les électeurs qui restent indifférents à ces pratiques”). Au-delà de l’objectif de révision constitutionnelle sur lequel les Chemises rouges s’accordent, des points de contentieux subsistent, sur les modalités du retour de Thaksin, mais aussi sur des questions ayant trait à l’orientation libérale de cette démocratie que les Chemises rouges appellent de leurs vœux. Les Chemises rouges ont réussi le difficile pari de ne pas trop s’entre-déchirer sur ces questions – pour le moment.

Quelle a été l’importance des évènements de Ratchaprasong d’avril-mai 2010 pour le mouvement des Chemises rouges ?
Ces évènements ont constitué un moment fondateur ; c’est aussi un point de non-retour qui radicalise durablement une partie du mouvement. A partir de 2010, les Chemises rouges ne sont plus prêtes à un compromis sur leurs revendications en échange d’un retour de Thaksin. Enfin, et cela va de soi, les Chemises rouges ont été profondément blessées du mépris avec lequel elles ont été traitées à Ratchaprasong.

Les Chemises rouges sont-ils un mouvement propre à la Thaïlande ou ont-ils des équivalents à l'étranger ?
De nombreux parallèles ont été établis entre les manifestants pro-Thaksin et les pro-Erdogan en Turquie. Ils ont en commun de défendre un homme politique populaire, Thaksin Shinawatra dans un cas, Recep Tayyip Erdogan dans l’autre, élu des campagnes sur un programme trop réformateur pour ne pas être vécu comme une menace par les élites traditionnelles du pays, composées d’une alliance de bureaucrates et de militaires. Début 2011, alors qu’elles préparaient les élections législatives de juillet, les Chemises rouges se sont identifiées aux masses pro-démocratiques qui déferlaient dans les rues en Tunisie, en Egypte, en Syrie et en Libye. Aujourd’hui, ce ne sont plus les Chemises rouges qui se réclament du Printemps arabe, mais bien les Chemises jaunes avec le “Thai Spring Group” (1).

(1) Un ancien général (Vasit Dejkunjorn) et un ancien sénateur (Kaewsun Atibohdi), proche du Parti démocrate, ont lancé le 16 mai un site internet intitulé Thai Spring Group pour s’opposer ouvertement à Yingluck Shinawatra. Les porteurs de cette initiative disent ainsi avoir voulu créer une plate-forme d’expression aux opposants au gouvernement. Kaewsun et Vasit estiment que Yingluck n’est que “la marionnette“ de son frère et son accession au pouvoir n’aurait d’autre objectif que de favoriser le retour de Thaksin à Bangkok.

Le carnet Les Chemises rouges de Thaïlande est en accès libre sur le site Internet de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (Irasec). Pour le télécharger, cliquez ici.

Recueilli par Ghislain POISSONNIER (http://www.lepetitjournal.com/bangkok) vendredi 26 juillet 2013

Ghislain-POISSONNIER
Publié le 25 juillet 2013, mis à jour le 6 janvier 2019

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