1969, Madras. Alain est un jeune étudiant parachuté en Inde à la fin de son cursus. Une expérience qui le marquera à jamais. 50 ans plus tard il partage ses souvenirs de Madras sur lepetitjournal.com, un régal !
Tour d’horizon de la voiture en Inde dans les années 70
Si la France des années soixante est entrée dans l’ère de "la bagnole" reine, célébrée par le Président Pompidou, il en va tout autrement en Inde. Seuls les indiens vraiment bien riches possèdent une voiture. Les taxes d’importation étant prohibitives (200% en cas d’autorisation), les seules voitures étrangères qu’on croise appartiennent au personnel diplomatique ou consulaire. Quelques acteurs, et des personnes vraiment très fortunées roulent en américaine. Les pauvres, c’est à dire la très grande majorité, rêvent d’un vélo ; la classe moyenne quasi-inexistante à cette époque envisage de s’offrir un scooter.
Les voitures indiennes sont produites par trois marques, c’est-à-dire en fait trois modèles. Il roule encore quelques tacots datant de l’époque coloniale. Quasiment aucun véhicule n’est équipé de clim’.
- D’abord l’éternelle Ambassador, la plus chère, et qui peut transporter une famille entière. C’est une version de l’anglaise Morris Oxford des années 50, fabriquée à Calcutta par Hindustan Motors ; très rustique, elle offre l’avantage de pouvoir être réparée n’importe où dans le pays.
- Puis la Fiat 1100, fabriquée à Bombay, plus petite et aussi moins chère, beaucoup de taxis urbains sont des Fiat.
- Enfin la Standard Herald, fabriquée à Madras, réputée fragile et qu’on ne voit guère que dans le sud. C’est une version locale de la britannique Triumph Herald. Un break plus pratique sortira vers 1970. Si j’ai bonne mémoire, la production de cette usine est assez consternante (1500 ouvriers, 1500 voitures/an). Les quelques français de Madras ont choisi cette dernière pour une raison très pratique : certaines épouses de dirigeants de la firme sont très francophiles et fréquentent assidûment l’Alliance Française ; leur intervention évite aux collègues de figurer sur une longue liste d’attente …
"Ma Deuche" camionnette.
Je la découvre dans la cour du Consulat, où elle est garée depuis quatre mois au grand déplaisir du Consul ; il estime que cette bagnole miteuse n’a rien à faire à côté de sa Facel Vega personnelle. Je retrouve le garagiste à qui mon prédécesseur en confiait l’entretien, tâche dont il s’acquittera correctement pendant tout mon séjour. Je connais bien cette voiture, j’ai l’expérience de la conduite à gauche et de bonnes notions de mécanique, donc je la prends rapidement en main, ce qui va m’économiser des frais de taxi. Elle tourne bien, consomme peu et il lui arrive de monter à 80 km/h, très suffisant pour doubler les camions, très lents. Sur les routes, les gamins font le salut militaire à notre passage (la 2 CV est vaguement kaki), la plaque CC (Corps Consulaire) fait qu’on me croit originaire de Calcutta. L’essence coûte 1 roupie le litre (= 0,90 € de 2020), et je ferai prudemment venir de France un bouchon de réservoir à clef ; j’installerai sous le capot un puissant klaxon à poire, type autobus, vous comprenez pourquoi si vous avez déjà roulé en Inde.
Mon permis français n’étant théoriquement pas valable en Inde, il me faut le transformer en permis indien par l’intermédiaire de l’AASI, simple formalité. L’Automobile Association of Southern India est calquée sur le modèle britannique de l’AA ou du RAC ; elle est extrêmement efficace en cas de panne ou d’accident. J’en ferai l’expérience lorsqu’il faudra rapatrier ma 2 CV endommagée des environs de Hampi jusqu’à Bangalore pour la réparer, assistance qui ne me coûtera que quelques roupies.
Un réseau routier déjà très dense
La circulation dans Madras n’est pas très dense il faut prendre bien garde aux piétons et aux vélos ; la priorité revient comme aujourd’hui au véhicule le plus gros. Prévoyant, j’ai appris quelques beaux jurons en tamoul, mais je les rengaine bien vite, inutile de s’énerver dans ce pays. Hors de la ville, le réseau routier est particulièrement calamiteux, les stations-services sont rares. La plupart des véhicules qui circulent sont de petits camions Tata décorés comme des chars de carnaval, surchargés, et ne dépassant guère le 40 km/h. Les vieux autobus sont toujours bondés, et l’omniprésence des chars à bœufs n’incite pas à la conduite nocturne.
Les grands-routes sont plutôt calmes et n’ont rien à voir avec ce jeu vidéo niveau expert que nous connaissons aujourd’hui.
Une moyenne de 50 km/h est un exploit, il faut compter 6 à 7 heures de Madras à Trichy, il n’y a pas de routes à 2x2 voies ; les croisements peuvent être problématiques mais, heureusement il y a les bas-côtés, quand ils ne sont pas occupés par des riverains y faisant la sieste. Sérieux problème aussi, les récoltes diverses mises à sécher sur l’asphalte chaud et sur lesquelles tout freinage serait risqué. Dans les villages traversés, des haut-parleurs hurlent des musiques de films assourdissantes, les piétons n’entendent pas les voitures et il faut redoubler de vigilance ; de plus, les gamins courent en tous sens dans les rues… Tout accident peut très vite dégénérer.
Mieux vaut ne pas tomber en panne. Lorsque je pars en tournée j’emporte toujours par précaution un bidon d’eau potable, quelques vivres, un sac de couchage léger, sans oublier outils et réserve d’essence. En avril 1970, partis tôt le matin avec un collègue pour faire passer des examens à l’Alliance Française de Trichy, il nous faudra 14 heures pour parcourir les 320 km : un pneu éclaté, la roue de secours qui crève cinq fois. Nous apprécions la solidarité des camionneurs, mais quelle aventure ! Amis et familles sont évidemment très inquiets à Madras comme à Trichy jusqu’à notre coup de téléphone rassurant vers minuit. Les examens auront lieu le lendemain et notre retour se fera avec une seule crevaison.
Revanche de la 2CV sur la Facel Vega
Nous recevons Monsieur T., directeur de l’IDHEC (Institut des Hautes Etudes Cinématographiques) venu de Paris dans le cadre d’une relation avec l’école de cinéma de Madras Technical Film Institute. Je lui sers d’interprète et une visite aux studios de cinéma de Kodambakkam (aujourd’hui " Kollywood ") est au programme ; le Consul se joint à nous. Pas question pour lui que nous utilisions la "petite" voiture (la grosse Peugeot 504 du Consulat), il demande donc au chauffeur (casquette, uniforme blanc avec insigne bleu-blanc-rouge) de sortir son véhicule personnel, une luxueuse Facel Vega ornée d’un fanion tricolore. C’est bien la première (et dernière) fois de ma vie que je me déplace en aussi somptueux équipage, Monsieur T. aussi, probablement. Longue et intéressante visite aux studios, nous rencontrons quelques acteurs et actrices célèbres en plein tournage, puis prenons congé de nos hôtes et regagnons la Facel Vega. Nagaratnam met le contact : rien. Deuxième essai sans résultat. Après quelques minutes de tentatives infructueuses, Monsieur le Consul Général, vieux monsieur très digne, descend de voiture, décroche le fanion tricolore qui orne le capot, le plie soigneusement et le met dans sa poche. "Bon, eh bien, maintenant on appelle un taxi !"Les jours suivants, c’est au volant de ma 2 CV que je piloterai moi-même Monsieur T. pour ses rendez-vous et ses emplettes dans Madras. Il m’a dit plus tard s’en être parfaitement bien remis.et avoir éprouvé un plaisir enfantin à jouer avec le klaxon.