Le 9 novembre 1970 est décédé le Général de Gaulle. Si la France est évidemment en deuil, en Inde aussi l’émotion était palpable. Récit à Madras autour d’un certain registre de condoléances…
Mercredi 11 novembre 1970, 9 heures du matin. J’arrive à l’Alliance Française pour préparer ma prochaine tournée dans les universités du sud. Stéphane, le directeur, est à New-Delhi. Derrière son bureau, notre charmante réceptionniste Lakshmi m’accueille d’un air consterné : "General de Gaulle is dead !", et me montre le gros titre de The Hindu du matin (NDLR Le Général de Gaulle est décécdé le 9 novembre 1970 mais sa mort a été tenue secrète jusqu'au 10 novembre ; avec le décalage horaire, la Presse Indienne n'en parlera que le 11 novembre). Pour les indiens, Charles de Gaulle est en quelque sorte le Gandhi français. Mais j’ai en tête quelques soucis d’organisation et ma relative indifférence à cet évènement semble perturber notre amie.
Je m’attelle à des courriers urgents lorsque la porte s’ouvre sur un insolite groupe de visiteurs : trois messieurs en costume sombre, cravate noire, mines de circonstance, bref des allures de croque-morts, c’est une délégation venue du Consulat d’URSS nous présenter ses condoléances officielles et signer "LE" Registre. Je jure intérieurement "Quel registre ? Mais pour quoi faire…? On n’a pas de registre, on n’a rien prévu !". Je charge discrètement Lakshmi de trouver rapidement un cahier dans la réserve, tandis que j’occupe nos visiteurs en dissertant en russe – ça nous fait gagner beaucoup de temps – sur les qualités du défunt, l’indéfectible amitié franco-soviétique, bla-bla-bla …Laksmi revient, munie d’un superbe registre destiné à un autre usage, et le présente avec une solennité toute indienne. "Nous sommes très sensibles au fait que vous êtes les premiers à etc … etc ... ; bla-bla-bla." Nos trois joyeux drilles repartent en procession, l’air compassé, mission accomplie. La porte se ferme. Ouf ! Nous échangeons un regard. Complètement hilare, Lakshmi manque s’étouffer et se drape dans son sari.
Le soir, avant la reprise des cours, nous devons avertir les étudiants qu’un registre de condoléances (le même !) sera mis à leur disposition. En signe de deuil, les cours n’auront pas lieu le jour des obsèques. Je prépare une affichette, "In order to celebrate the death of …. etc ….". De plus en plus perplexe, Lakshmi m’interpelle : "Ce-le-bra-te ? Are you sure, Alan ?". J’ai l’esprit ailleurs et mon anglais s’est quelque peu dégradé après tout ce temps en Inde, "celebrate" évoquant une célébration joyeuse et débridée … Je trouve des termes plus convenables, au grand soulagement de notre amie que tous ces évènements ont perturbée, et particulièrement mon apparente irrévérence. "Rumbo Nandri ! Thank you so much ! Dear Lakshmi" !
Dans les jours qui suivent, le registre sera abondamment rempli par nos membres et étudiants, et aussi par des madrasi francophiles ; il sera envoyé à Madame de Gaulle par l’intermédiaire de l’ambassade.